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mêlé, les discours qu’il prononce doivent suffire à donner l’essentiel de sa physionomie. Thucydide ne se départit qu’une fois de ce principe, lorsqu’il esquisse en quelques lignes le portrait d’Antiphon. C’est qu’Antiphon, qui fut probablement son maître, ne passe qu’un moment dans son histoire, ne s’y déploie pas assez pour acquérir une durée vivante, et qu’il tient pourtant à lui donner, comme Dante à Brunetto Latini, l’être et la vie : le portrait est alors comme une durée artificielle et condensée.

Le portrait d’Alcibiade, lui, ne s’approfondit jamais en intérieur et en pensée : le souci, le raffinement, les perspectives des portraits modernes, chez un Léonard, un Titien, un Rembrandt, sont étrangers aux Grecs. Alcibiade n’est jamais peint par Thucydide, mais par lui-même : par ses paroles et par ses actes. Et sa figure ici coïncide avec la figure qu’il prend chez Platon. Nous comprenons comment cet homme, qui se trouva finalement être le mauvais génie d’Athènes, en fut d’abord simplement le génie.

Alcibiade fournit à Socrate et à Platon le type du riche génie naturel qui échoue faute de réflexion, de mesure, d’ἐγκράτεια. Hérodote avait montré les empires orientaux perdus ou humiliés par l’ὕβρις de leurs maîtres. Pareillement Athènes est frappée pour l’ὕβρις d’Alcibiade, « un des principaux auteurs, dit Thucydide, de la ruine d’Athènes » (VI, 15). Mais l’ὕβρις des Crésus, des Cambyse, des Darius, des Xerxès est une chose extérieure, décorative, morale, faite pour étonner les esprits par sa grandeur comme par son tonnerre, et permettre aux dieux de la Grèce de donner de grandes et terribles leçons. L’ὕβρις d’Alcibiade nous apparaît au contraire comme une réalité