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Périclès sait que le triomphe de l’Empire athénien profitera d’abord à Athènes et ensuite à la Grèce ; il compte que le temps fera disparaître le souvenir des violences qu’il aura fallu pour l’établir, et ne laissera subsister que l’évidence et l’exercice de ses bienfaits. Le corroyeur Cléon voit moins loin dans l’avenir que l’Alcméonide Périclès, s’étant plus occupé des crépins que du νοῦς, mais dans le présent il veut rendre la démocratie plus apte à la guerre en lui donnant le caractère violent et actif d’une tyrannie. Cette dureté, à laquelle Périclès se résignait, il s’en fera le gardien et le héraut. Dans le discours qu’il prononce pour faire tuer tous les Mityléniens, il débute ainsi : « Souvent j’ai reconnu qu’un État démocratique n’est pas fait pour commander à d’autres » (III, 37). C’est qu’il y trouve trop de conscience et de faiblesse. Et cela ne manque nullement de vérité. Un État démocratique ne saurait se soutenir dans une grande guerre par des moyens démocratiques. Autant le principe démocratique l’aura relâché, fait rouler au bas d’une pente, autant la tyrannie et le terrorisme devront violemment réagir, lui imposer une tension contraire, le faire remonter de plus bas. C’est qu’on est un État par les raisons inverses de celles qui font qu’on est une démocratie. Ces contraires se concilient d’ailleurs dans la pratique, et c’est bien le même Sisyphe qui laisse rouler son rocher pour le remonter ensuite. C’est la même Révolution qui dissout l’État par la constitution de 1793 et qui le resserre puissamment par un gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix. C’est le même bolchévisme qui pulvérise la Russie en une anarchie de Soviets et qui la ramasse sur elle-même par les gardes du corps, l’Okhrana et la terreur d’un tsarisme à la troisième puissance.