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de chameaux, finit par s’abréger, de résumé en résumé, en cette ligne : ils vécurent, ils souffrirent, ils moururent. Elle résume aussi bien l’histoire future que l’histoire passée : un pur κτῆμα ἐς ἀεί.

L’histoire de la sibylle de Cumes, sa variante sur le beau proverbe delphique : la moitié est plus que le tout, me venaient souvent, pendant la guerre, à l’imagination. Lorsque j’étais obligé de limiter ma bibliothèque à ce que peut recevoir un sac de soldat, trois livres me suffisaient (six volumes qu’avec de la complaisance finissaient toujours par contenir Azor et son cortège de musettes), un Montaigne, un Virgile, un Thucydide. Un soldat de 1914 pouvait être un homme qui vit avec poésie un moment important de l’histoire, et comme à l’étape on puise dans sa main l’eau des sources, confondues ici avec des essences éternelles, en Montaigne je puisais l’eau de la vie, en Virgile l’eau de la poésie, en Thucydide l’eau de l’histoire. Les trois formes, Naïades, Nymphes ou Parques, française, latine et grecque, s’enchaînaient comme un chœur parfait autour de mon sac, et une sibylle ingénieuse m’enseignait que, reste et témoin de milliers d’autres, cette bibliothèque de trois livres était strictement d’un prix plus haut que les six et les neuf, les dix et les cent, les mille et les dix mille, aujourd’hui lointains, inexistants, brûlés.

J’ai écrit beaucoup dans les marges de tous trois (je n’ai jamais plus barbouillé de papier que pendant ces quatre ans). Les marges sont ici une façon de parler. J’écrivais sur des feuilles auxquelles j’avais bien soin