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Il sait que la plupart des soldats « qui maintenant se plaignent de leurs souffrances, une fois à Athènes ne se plaindront plus que des généraux qu’ils représenteront comme des traitres achetés par l’ennemi. » (VII, 47). Et connaissant le naturel des Athéniens, il aime mieux courir les chances d’une guerre désespérée que celles d’un procès ignominieux.

Peut-être cependant ne faudrait-il pas exagérer. Il y a des moments de bonheur où les coups de tête les plus absurdes vous réussissent. Thucydide croit avoir vu quelque chose de pareil dans le succès de la promesse de Cléon, à Sphactérie. Il y a aussi des moments où les actes les mieux combinés déterminent un implacable engrenage de mauvaises chances. Les deux hommes en la conjonction de qui Athènes avait eu tant de confiance pour organiser et commander l’expédition sont précisément ceux qui perdent tout. On avait cru en l’audace d’Alcibiade, et cette audace Athènes elle-même la provoque à se retourner contre Athènes. On avait cru en la sagesse de Nicias, et la peur d’Athènes la fait tourner en funeste irrésolution. Ainsi à Waterloo, quand l’heure de la mauvaise fortune est venue pour Napoléon vieilli, l’impétuosité de Ney et la prudence de Grouchy s’accordent en ceci seulement qu’elles contribuent l’une et l’autre à la défaite. Pareillement l’impiété d’Alcibiade qui amène l’affaire des Mystères, et cette piété de Nicias, qui lui assurait, semblait-il, tant de bonheur dont la république allait profiter. Les dieux, comme Dieu pour Louis XIV, oublient ce qu’il a fait pour eux, ou, par un raffinement de cruauté, se servent contre lui et contre Athènes de ce qu’il fait pour eux. Quand il finit par se résoudre au départ, survient l’éclipse de lune. On sait comment, en un cas pareil, avait agi Périclès,