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puissance de l’empire athénien, devient aussi un principe de sa ruine. Certes le gouvernement démocratique incline les alliés vers Athènes, mais ce gouvernement démocratique prédestine aussi les cités où il règne à ces revirements brusques, à ces coups de tête qui, comme à Mitylène, les soulèvent du jour au lendemain contre Athènes. Et le gouvernement démocratique athénien fait dépendre les alliés — et la fortune d’Athènes — des coups de tête du Démos athénien. La conduite de l’expédition de Sicile semble arrangée par un démiurge artiste pour que le Démos soit entraîné à la ruine par ses puissances propres d’imprudence et d’erreur. On le voit transporter dans la guerre un esprit superstitieux et serf qui la ruinera. Périclès avait compté pour le succès sur la force de l’intelligence, et le succès est compromis par une éclipse de l’intelligence. Là où le récit d’Hérodote eût montré à l’œuvre la Némésis, la justice des Dieux (ainsi la défaite de Waterloo s’explique dans les Misérables par ceci, que Napoléon gênait Dieu), Thucydide, dans un récit sec, impersonnel et lumineux comme un Rouge et Noir ou une Éducation Sentimentale, nous fait voir à l’œuvre les formes les plus médiocres des passions humaines, les fermentations propres d’une démocratie conservatrice et tatillonne. Les affaires des Hermès et des mystères passionnent ce peuple d’héliastes, empoisonnent l’expédition à sa source, provoquent, avec la désertion d’Alcibiade, les premiers malheurs qui brisent la confiance joyeuse de l’armée. Plus tard, quand les désastres sont venus, quand Démosthène veut qu’on saisisse le moment où, toutes chances perdues, on peut encore se retirer honorablement, Nicias à peur, non de l’ennemi, mais du Démos. Plus que Gylippe il redoute les orateurs de la Pnyx. Il ne veut pas partir sans ordre.