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notre action et à l’enchaînement à peu près raisonnable de notre vie individuelle et sociale. Sans lui nous ne saurions vivre. Mais sans les deux tiers d’imprévisible nous ne vivrions pas davantage, ou plutôt nous vivrions à l’état de machine. La Sibylle avait dû vendre au roi de Rome plus cher encore une prévision de trois neuvièmes qu’une prévision de neuf neuvièmes. Une prévision complète de l’avenir enlèverait à notre action tout son caractère humain, vivant, tragique. Et, à notre intelligence, elle n’offrirait aucun intérêt. Nous connaîtrions deux passés, l’un en arrière, l’autre en avant. Une histoire de l’avenir, doublant l’histoire du passé, à quoi bon, alors qu’une vie d’homme, absorbée par l’histoire et oublieuse de tout le reste, arrive juste à connaître de ce passé un lambeau ou des poussières ? Le passé m’offre toujours assez de nouveau, dussè-je vivre cent ans, pour que le nouveau d’un avenir intégralement prévisible me paraisse superflu. N’imitons pas ce bachelier à qui ses professeurs avaient donné pour Sophocle une estime qui lui faisait déplorer profondément la perte de cent de ses pièces, mais n’avait pas suffi pour qu’il eût jamais consenti à lire une des sept qui nous sont demeurées. En histoire comme ailleurs, le tiers d’avenir prévisible donne du poids, un sens, une portée, à notre connaissance du passé, les deux tiers imprévisibles lui fournissent une atmosphère et des ailes.

À un certain degré de raréfaction le prévisible et l’imprévisible finissent par se confondre. Sur le chemin de l’histoire des livres sibyllins on pourrait placer ce conte d’Orient que rapporte Anatole France. Une histoire du monde, composée sur l’ordre d’un prince par tous les savants de son royaume et qui charge je ne sais combien