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reuse de la vieille Athènes, qui s’entretient par un échange aisé et heureux entre la ville et la campagne, comme alternent, le jour et la nuit, la brise de mer et la brise de terre, elle prend fin pour longtemps, et les quelques années libres qui s’écoulent entre la capture des prisonniers de Sparte et l’occupation de Décélie ne suffisent pas à réparer sa ruine. Il faut d’ailleurs qu’elle disparaisse pour qu’un voile de nostalgie la convertisse en poésie du passé : c’est ce qui se produit avec Aristophane.

À ces voyages quotidiens de la ville vers la campagne, a succédé avec la guerre l’émigration de toute la campagne vers la ville. Le dessein de Périclès : laisser l’Attique ouverte à l’invasion et aux ravages, se confier aux murailles d’Athènes et du Pirée, aux Longs-Murs et à la ville de bois — implique cette campagne dépeuplée, ces cortèges de réfugiés qui s’entassent dans la ville et y préparent une proie à la peste. Comme des conquérants venus par mer brûlent eux-mêmes leurs vaisseaux pour s’obliger à vaincre et s’interdire le retour, Athènes laisse détruire ses vieilles attaches terriennes pour s’obliger à la victoire maritime, pour se confier comme avant Salamine à la fortune de Thémistocle. Mais devant les Lacédémoniens au temps de Thucydide, comme devant les Français au temps d’Hermann et Dorothée et devant les Allemands en 1914, les mêmes courants humains se forment dans la même amertume et les mêmes déchirements : « C’était pour eux, dit Thucydide, un crève-cœur que de laisser là ces demeures et ces temples, qui leur étaient depuis les temps anciens le fondement domestique de la cité : maintenant ils allaient renoncer à leur manière de vivre, et ce que chacun abandonnait lui paraissait sa vraie patrie. » (II, 16).