Page:Thibaudet - La Campagne avec Thucydide, 1922.djvu/183

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

attaché au flanc d’Athènes comme au flanc d’un coursier généreux, qui ne lui permet ni routine ni repos, qui le force à examiner, à inventer, à penser. Les juges trouvent le taon trop audacieux et l’écrasent, mais le Socrate de l’Apologie leur a prédit qu’ils le feraient mourir en vain, que le génie de la critique et du mouvement reste attaché à Athènes, et ne la lâchera pas. Philosophie qui est l’Ἀθῆναι Ἀθῆνων comme Athènes est l’Ἑλλάς Ἑλλάδος ! Lysandre lui, quand il a pris Athènes, ne sent pas dans un cœur spartiate le pouvoir d’écraser le taon du monde grec. Les vingt-sept années de la guerre ont engendré une durée nouvelle ; Athènes ennemie du repos et Sparte emportée malgré elle dans le mouvement qui la consume apparaissent ainsi qu’au temps de Cimon, mais ici sur le bord d’un abîme, comme les deux ordres rationnels de la Grèce. J’imagine les ombres des guerriers de Sparte agitant dans les Champs-Élysées, comme les Athéniens le procès de Socrate, le procès d’Athènes. Sous la calme et l’intellectuelle lumière ils comprennent que la destinée à laquelle Sparte, tirée de sa tâche locale, fut violemment accouchée, et sur le passage de laquelle eux-mêmes ont été couchés par la mort, était pourtant sa vraie destinée. Ils laissent tomber, comme Athéna dans le procès d’Oreste, le caillou blanc que recueille Lysandre. — Ainsi pensaient de sages Anglais en 1815 quand une proclamation prussienne s’écriait : « Le monde ne peut rester en repos tant qu’il existera un peuple français. » N’avançons point de cent ans encore : nous entrerions dans une cendre chaude et des charbons non encore éteints qui nous brûleraient les doigts.