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mort, — et le temps a arraché aux Vies de Plutarque leur double cime, celle d’Épaminondas et celle de Scipion Émilien. Montaigne, qui ne connut pas Thucydide, ne met nulle figure antique au-dessus du Thébain, et sans doute avec justice ; mais Brasidas reste ce qu’est Britannicus pour Voltaire, la pièce des connaisseurs.

Ainsi Sparte est arrachée violemment de son ornière par ce génie mobile et inquiet d’Athènes, fait, comme dit Thucydide, pour ne jamais goûter le repos et ne jamais le permettre aux autres. C’est la fondation de l’empire maritime athénien qui l’entraîne à la guerre, malgré les répugnances de sa politique traditionnelle. C’est Athènes qui l’oblige à se porter sur des points de plus en plus éloignés et aventureux du monde grec, à rompre ses racines terriennes et ses attaches casanières (et avec une telle résistance que Brasidas ne conduit dans l’expédition de Thrace que des ilotes et des mercenaires, et que Sparte enverra toujours hors du Péloponèse des chefs plutôt que des soldats Spartiates). La destinée naturelle de Lacédémone était de se maintenir en Laconie sans histoire, comme ses sœurs les cités doriennes de Crète qui fournirent à Platon le modèle de l’État sain ; les fertiles plaines de Laconie et de Messénie lui suffisaient, et tout le problème de l’État Spartiate, séparé du reste de la Grèce par de hautes montagnes, était un problème intérieur, celui de maintenir sur une foule d’esclaves et de sujets soumis, mais puissants, la domination d’une poignée de maîtres disciplinés. La géographie et l’histoire rivaient Lacédémone à cette attitude défensive d’où le génie pesant qu’elle appliquait ne put s’écarter que si difficilement. La même situation isolée produit ailleurs (et non pas seulement