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figures individuelles et indépendantes d’Olympiens, de libres génies de cités qui peuvent s’épanouir en quantité et durée ou bien en qualité et en intensité. Dans le premier cas elles eussent sacrifié leurs aspérités pour vivre en un état de paix relative. C’est le second cas qui s’est réalisé. Aujourd’hui il n’est plus temps de plaindre des cités et des hommes qui, quoi qu’ils eussent fait, seraient tout de même, à l’heure qu’il est, morts. Mais la façon dont ils sont morts a installé dans les parties hautes de l’histoire humaine une puissance de vie politique et une perfection de réalité tragique qui font que la Grèce n’a jamais été plus superbement la Grèce qu’au moment où ces frères ennemis s’affrontaient et se détruisaient. Gloire aux peuples qui ont su dans leur histoire réaliser comme un Œdipe roi, un Britannicus ou une Phèdre leur grande scène du « trois » ! Cette grande scène la Grèce l’a vécue et Thucydide l’a écrite. Je reviendrai, dans un autre livre, sur ces essences communes de la tragédie et de l’histoire. Ne puis-je appliquer, en attendant, à la tragédie politique telle que l’a exposée Thucydide ces lignes de Jules Lemaître sur la tragédie dramatique, lignes d’autant mieux indiquées ici qu’elles expriment simplement avec élégance un bon lieu commun de la critique ? « La tragédie vit d’actions excessivement violentes et brutales, de celles qu’on accomplit dans les moments où l’on redevient le pareil des fauves ou des hommes qui ont vécu aux époques primitives. Et d’autre part, comme on veut que la forme soit belle, les personnages de la tragédie doivent parler le langage le plus savant, le plus élégant, le plus propre à nous plaire… En un sens, rien de plus philosophique, de plus vrai que la tragédie, qui nous montre les forces élémentaires, les instincts primitifs déchaînés