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venue de la peste, de la longue guerre ou du massacre, l’oliganthropie n’est pas toujours incurable. Des peuples ont subi sans périr des saignées aussi cruelles. Il n’y a que l’espace d’une vie d’homme entre la France de Jeanne d’Arc, dépeuplée par la peste noire et la guerre, et la France de Louis XII débordante de population et de richesse, frémissante d’énergie inemployée. La guerre de Trente ans, en dévastant l’Allemagne, ne l’a point jetée dans une oliganthropie sans remède, et si un peuple dans l’histoire avait dû singulièrement périr de cette maladie, n’eût-ce pas été le peuple arménien, saigné aux quatre veines depuis les temps des Assyriens et réparant toujours la race par l’inlassable énergie de son sang ?

Mais peut-être faut-il, pour que l’oliganthropie soit mortelle, deux conditions, dont une seule était réalisée dans cette France, dans cette Allemagne, dans cette Arménie, mais dont nulle n’a manqué à la Grèce du iiie siècle qui précède le Christ, ni à la Rome du iiie siècle qui le suit. Il faut qu’au dépeuplement imposé par la destinée se joigne le dépeuplement voulu par l’homme, qu’au dépeuplement qui fauche les générations vivantes se joigne celui qui refuse l’être à la poussée réparatrice, à la génération future. De sorte qu’il est rigoureusement vrai de dire qu’un peuple ne meurt que lorsqu’il le veut. La Grèce du iiie siècle, au moment même de sa plus grande oliganthropie, produit, avec les Praxitèle et les Scopas, les suprêmes sculpteurs de l’individu, les Épicure et les Zénon. Et ceux-là, en modelant la figure parfaite du sage, lui enseignent l’inutilité, la vanité, le danger d’une famille qui brouillerait les traits de la pure œuvre d’art. Et Rome s’affaisse de même quand une conspiration générale et tacite se forme pour éviter