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Tout au plus une transformation due à un changement purement quantitatif peut-elle se reproduire lorsque des quantités analogues croissent ou décroissent pareillement. Une Grèce nouvelle s’est d’une certaine façon répandue sur le monde, mais une certaine Grèce historique parfaitement définie, la Grèce de la cité, a été blessée à mort par une cause purement mécanique, qui est la perte d’hommes, l’extermination automatique des cités sous la guerre. Les neuf mille guerriers qui ont fondé la Sparte dorienne sont de plus en plus réduits, le temps n’est pas éloigné où il en restera trois cents et ce serait une belle chose que de restituer, comme Grainville fit du Dernier homme, ce dernier Spartiate, qui, au temps de Cymodocée et d’Eudore, a pu consciemment, amèrement, superbement exister. On imagine Chateaubriand, en 1806, évoquant sur les ruines de Sparte et enviant ce père inconnu. La population d’Athènes qui, au contraire de celle de Sparte, fut toujours mêlée, retrempée de sang allogène, ne se défait pas avec cette régularité sombre et belle de blocs qui se détachent, de citoyens qui forment les seuls murs de la cité et qui tombent un à un comme les pierres de ces murs. Mais rien ne peut compenser les énormes saignées que sont la grande peste, les désastres d’Égypte et de Sicile, les vingt-sept ans de guerre presque ininterrompue. La guerre du Péloponèse inaugure la maladie qui tuera le monde antique (la seule d’ailleurs qui puisse tuer vraiment un monde, un peuple, une cité), l’oliganthropie, Athènes et Sparte, qui périront par une oliganthropie successive, endureront peu à peu le sort qu’elles ont fait subir en bloc, en une de ces nuits d’horreur troyenne qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle, à Mélos et à Égine, à Messène et à Platées. Successive ou subite,