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gnit guère et qui ressemble à notre méthode comme la sculpture de nos places publiques rappelle celle du ve siècle athénien.

À cette distance nous pouvons presque oublier que nous sommes en face d’un drame atroce, qui doit éveiller chez un homme normal des sentiments d’indignation ; et la forme abstraite que Thucydide donne à son dialogue indique que déjà il se dénudait assez l’âme pour vouloir l’oublier lui-même. Nous pouvons l’oublier pour n’apercevoir que le poids d’airain et l’ombre inflexible d’une nécessité qui descend sur la mer, par l’effet d’une force liée à l’ensemble d’une nature, ainsi que le soir y allonge l’ombre d’un promontoire. Curtius a parlé avec un sens géographique et historique parfait du caractère doux et bienveillant de la mer Égée. Mais à ce moment ce sont la même géographie et la même histoire qui donnent implacablement à la même mer Égée son caractère cruel et destructeur. La position de Mélos est telle que le trident de Neptune ne peut devenir sceptre à Athènes qu’en frappant d’abord Mélos. Une île dorienne, une île neutre dans la mer proche, nommée du nom de son vieux roi, la « grande mer » qu’Athènes a pris à tâche de dominer, est détruite par la logique même de cette domination athénienne.

Cette raison de domination, les Athéniens l’exposent avec une inflexible lucidité : « L’ordre divin aussi bien que l’ordre humain implique une nécessité naturelle de vouloir dominer. »

Les Athéniens avouent que leur empire est fondé sur la crainte qu’ils inspirent à leurs tributaires : la neutralité de Mélos laisserait croire que cette neutralité est due à l’impuissance d’Athènes, et c’est une raison suffisante pour subjuguer l’île. La guerre en est à ce point que le