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qui fait le même acte saint et sacré d’un côté de la bataille, criminel et infâme de l’autre côté. Les discours de Thucydide, épurés par son art et maintenus à un degré élevé de dignité littéraire, éliminent le plus possible des discours authentiques cette éloquence facile qui devait faire défaut là-bas moins encore qu’en l’Europe d’aujourd’hui. Ils en retiennent les lignes logiques, la physionomie vivante, la passion réelle, les idées directrices, la musculature générale, de sorte que l’ensemble de ces discours ressemble à un album où ne manque aucune des attitudes de l’Athéna casquée ou du Doryphore, de la pensée instruite ou de l’homme armé pour de tels combats. Le jour où il a voulu aller plus loin encore dans cette voie, mettre la pensée de cette guerre en une lumière plus abstraite, atteindre une hyperbole de raccourci et de nu, exprimer, sous le dessèchement de toute communauté hellénique, ce fond rocheux de la pure violence, ce retour de Bia et de Kratos, il a composé le dialogue des Athéniens et des Méliens.

Évidemment on discerne là des influences littéraires. N’oublions pas que Thucydide écrit à l’époque où fleurit à Athènes le dialogue socratique, et qu’il a vu l’avantage de cette méthode par laquelle les raisons peuvent s’opposer une à une ou bien être alignées d’ensemble en les masses de deux discours suivis. Les Athéniens à Mélos emploient la nouvelle méthode dialectique comme on emploie l’armement ou la tactique du jour : « Laissez là les discours suivis, et examinez les questions au fur et à mesure qu’elles seront proposées. » Ces questions roulent, comme pendant notre guerre, sur le droit et la force, le juste et l’injuste. Mais les Athéniens les traitent avec une franchise à laquelle en notre temps on n’attei-