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désir de rester sous sa treille, de soigner son vin et de se faire coiffer par Jeanneton d’un simple bonnet de coton, ou bien que la volupté de penser sur une hauteur des idées solitaires la nourrisse et l’exalte. Quand la Grèce est ébranlée en entier, c’est alors que « les citoyens qui n’adhéraient à aucun des deux partis succombaient, soit parce qu’ils ne luttaient pas, soit parce que leur sort excitait l’envie » (III82). Au temps de l’affaire Dreyfus, celui qui n’appartenait ni à la Ligue des droits de l’homme ni à celle de la Patrie Française passait des deux côtés pour un égoïste tiède. Sous la Révolution, on était suspect non seulement quand on avait travaillé contre elle, mais quand on n’avait rien fait pour elle, et l’on trouverait la phrase de Thucydide développée inépuisablement dans la littérature jacobine.

Cette transformation des sentiments et des idées, analysée par Thucydide, dessine comme par une ligne intelligente et abstraite le grand tournant qui, plus peut-être que tout autre, fait de la guerre du Péloponèse et de la guerre de 1914 les espèces d’un même genre. L’esquisse de communauté hellénique née des guerres médiques s’effondre comme l’essai de communauté européenne né des traités de Vienne. Tout lien de culture ou d’origine, toute sympathie de traditions ou de croyance succombent devant la fureur de détruire un ennemi d’autant plus exécré qu’il vous ressemble davantage et qu’il peut remplir comme vous une place que vous n’entendez pas partager. Chez le subtil peuple de Grèce, cette logique impitoyable de la guerre était évidemment enveloppée dans la même rhétorique