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ne serait pas invraisemblable que la μέλλησις προμηθής eût, à Amphipolis, fait perdre par Thucydide les douze ou vingt-quatre heures qui allaient compter si fort dans la vie de Brasidas et dans la sienne. Durant la grande guerre, l’expérience et la circonspection d’un Ribot, d’un Briand, d’un Painlevé ont été beaucoup moins à leur place que l’audace, le θυμός, nourri dans les discordes civiles et les haines privées, d’un Clemenceau. Cette audace ne reste d’ailleurs utile que jointe à une juste estimation des ressources qui la permettent.

N’oublions pas que les États de l’Europe propre, pendant la grande guerre, ont gardé, par l’ancienneté, la compacité, le ciment romain de leur organisation, une solidité et un équilibre que ne comportaient pas, sauf à Lacédémone, les mobiles, ardentes et fragiles cités grecques. Quand Thucydide écrit : « Ceux qui étaient les moins capables de pensée n’en avaient que plus de force. Sachant leur nullité et l’intelligence de leurs adversaires, ils avaient peur d’être vaincus par leurs discours ou par les artifices de leur esprit, et se portaient hardiment à l’action ; tandis que les autres, persuadés qu’ils sauraient toujours prévoir à temps, et qu’il n’était pas besoin d’agir là où il suffirait de penser, demeuraient découverts et succombaient. » (III83). ce passage ne pourrait même pas s’appliquer à Athènes. Le seul Athénien auquel on imaginerait que Thucydide ait pensé serait Cléon. Et ce n’est pas invraisemblable. Cependant il n’aurait pas mis dans la bouche de Cléon des discours artificieux et subtils, si Cléon n’avait été en effet un remarquable orateur. Et il n’y a pas d’exemple que sans l’art de la parole quelqu’un ait pu exercer à Athènes une influence publique. Ainsi les Athéniens étaient préservés de ce dernier excès par leur goût