Page:Thibaudet - La Campagne avec Thucydide, 1922.djvu/144

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Socrate à Aristote et à Pyrrhon, vont lever sur la Grèce tant de visages nouveaux de l’homme.

La psychologie des sentiments excités par une guerre générale entre peuples de même culture n’a pas bougé beaucoup depuis Thucydide. Si nous ramenons ces trois paragraphes nus et forts de son histoire à un schéma plus essentiel encore, à une géométrie plus sèche, nous y discernons, tels que nous les retrouvons aujourd’hui, un certain nombre de sentiments simples.

Il est d’abord un fait matériel qui explique en grande partie sinon cette transformation des idées et des sentiments, du moins la rapidité de la pente sur laquelle elle s’accentue et se précipite. C’est la vie de misère et de périls, dont on prend si vite son parti pendant la guerre, mais qui si vite aussi transforme un homme et transporte son moral sur un registre nouveau. La guerre enlève, non seulement au soldat, mais au citoyen, la plénitude coutumière de vie continuée, elle le fait naître à une autre durée. La paix implique, encourage, récompense l’effort prolongé, identique à lui-même dans le temps, et toutes les continuités régulières, celle de l’individu, celle de la famille, celle de la cité. La guerre nécessite une vie par explosions brusques, de grands efforts locaux et momentanés — être le plus fort à un moment donné sur un point donné, — et l’insécurité du lendemain met dans le moment présent un caractère d’importance et d’intensité uniques. Dans les anciennes guerres de mercenaires et d’armées de métier, la haine du soldat pour le paysan s’expliquait en partie par l’hostilité de deux natures qui conçoivent et sentent différemment la durée humaine, l’un qui développe sans hâte un effort suivi, l’autre qui vit, ne produit et ne consomme qu’en grands élans instantanés. Certains détours, certaines condi-