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guerre du Péloponèse, s’affirmait déjà comme un motif secondaire que ne peut réussir à couvrir le motif principal, et qui, devenu principal, s’efforcera à son tour de le couvrir.

Si ce tableau des passions excitées dans les cœurs par une guerre générale, véritable pivot moral de l’histoire de Thucydide, est placé à la suite des massacres de Corcyre, c’est donc peut-être que, par un instinct d’artiste et d’historien, le fils d’Oloros a vu dans ces massacres, dans cette histoire de luttes atroces, une sorte d’ouverture où se retrouvent, non pas idéalisés, mais ramenés à leur poids et à leur brutalité naturels tous les événements de la guerre qu’il raconte. Les voyages d’Ulysse s’étaient fermés sur Corcyre comme sur le moment de détente et de repos où une destinée orageuse s’apaise : l’île d’Alcinoüs l’avait recueilli, habillé, parfumé par les mains de Nausicaa et de ses belles servantes, afin que ses dix ans d’aventures et de labeurs ne fussent plus qu’un long et nombreux récit, par une nuit tiède, à la table d’un roi bienveillant comme un père et magnifique comme un dieu ; elle l’avait transmis, endormi, par une nuit légère, à l’Ithaque du retour. Elle apparaissait dans l’imagination homérique comme la lointaine porte d’or, ouverte vers la Grèce, et en deçà de laquelle s’étend le monde des monstres, des tempêtes, des enchanteresses, des Cyclopes, du barbare et du démesuré. Cette fois, au seuil de la guerre où les cités et la race grecques s’abîmeront, Corcyre met une porte de sang et de feu.

Thucydide fait partir des troubles de Corcyre la subversion morale de la Grèce, mais les troubles de Corcyre tels qu’il les décrit ne ressemblent pas à ceux que leur contre-coup provoqua dans le reste de la Grèce.