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Byron ou Poë, proie d’une lutte intérieure dans une nature déchirée, et qu’on dirait un détour désespéré de la nature qui cherche à atteindre un étage et une hauteur nouvelles. Il y a de cela dans les révolutions. Il y eut de cela en somme dans la guerre du Péloponèse qui accoucha la Grèce à des tragédies aussi puissantes, aussi pathétiques, aussi éternelles que celles qui produisent au soleil du théâtre les familles des Labdacides et des Atrides.

Ces tragédies, nous les regardons aujourd’hui de la hauteur et du recul où nous sommes placés. Hérodote, avec son imagination religieuse et dramatique, savait les voir dans la grande guerre qu’il racontait. La pensée lucide et sérieuse de Thucydide ne conçoit pas l’histoire sous cet aspect. Il se refuse à l’idéaliser. Il l’a suivie de trop près, reconnue trop mêlée aux basses passions ; il a assisté à sa naissance quand elle était couverte des choses glaireuses et sanglantes dans lesquelles l’enfant paraît à la lumière et que les événements de Corcyre l’aident à symboliser.

Thucydide a vu et raconté la guerre civile de la Grèce, réfractée et multipliée dans chaque cité par la guerre civile des partis et dans les familles mêmes par la guerre qui dresse l’une contre l’autre deux générations. Les guerres médiques, la solidarité créée par l’invasion du barbare, avaient fait de la Grèce entière une même cité. Autour de Dodone, d’Olympie et de Delphes, elle se connaissait depuis des siècles habitée par les mêmes dieux, les mêmes hommes, et bruissant de la même langue. Devant la menace de Xerxès elle s’était sentie ensemble exposée au danger. Mais à l’heure même de Salamine, entre Thémistocle et Eurybiade, le divorce de la ville de bois et de la ville de maisons, germe de la