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l’autre de ces remèdes, il ne l’en eût pas moins écrit, poussé par les seuls besoins et les seules lois de l’intelligence artiste, et nous eussions pu répéter aujourd’hui à son sujet la phrase de Condorcet : « Le marin qu’une juste observation de la longitude préserve du naufrage doit la vie à des calculs qui furent faits deux mille ans auparavant par des hommes qu’animait une pure curiosité de l’esprit. » Mais Thucydide ne pense pas exécuter une description stérile, il prétend que ses écrits « donnent une connaissance claire du passé, et aussi de l’avenir dans la mesure où les lois de la nature humaine y ramènent les figures du passé » (I, 22).

Un instinct conscient d’artiste lui a fait placer à la suite du récit des massacres de Corcyre le tableau de la transformation des idées et des mœurs telle qu’elle s’accomplit par le développement de la durée vivante et de l’être même d’une grande guerre. C’est de Corcyre que naît l’embrassement général comme il est né en 1914 des Balkans. Corcyre s’effondre la première dans son propre brasier, image insulaire, complète et réduite, de celui ou s’abîmera la Grèce épuisée : la troisième puissance maritime de la Grèce avant la guerre, sa prospérité commerciale disparaît avec le massacre de l’aristocratie commerçante par la plèbe maritime qu’appuient les Athéniens, et elle devient une barque passive à la remorque d’Athènes. Elle écrit en ces lettres de feu et de sang la destinée de la Grèce, comme les Balkans ont peut-être écrit d’avance la destinée d’une Europe balkanisée.

« De là, pour les États, une foule de calamités, celles mêmes qui se produiront et qui dureront tant que la