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sorte de Mélos continental inverse, avait subi le même sort de la part des Lacédémoniens et de leurs alliés.

L’expédition de Mélos et celle de Sicile suivent donc la même ligne maritime et insulaire, se succèdent en raison comme elles se succèdent dans le temps. L’une est facile et l’autre difficile, les gagnants de l’une sont les perdants de l’autre, les sentiments de pitié humaine que tout homme mêle invinciblement à l’histoire vont également à toutes les victimes, et, devant ces tragédies aussi graduées et aussi poignantes que celles du théâtre, jouent encore les sentiments antiques, la terreur et la pitié. Mais l’abstraction historique ne retient de ce mélange humain que ce qui intéresse son objet, que la suite claire et nue de ses faits et de ses lois.

Et cette suite claire et nue parvient à des essences qui dépassent la tragédie. Toutes les puissances maritimes qui ont fait la grande Athènes se retrouvent en Sicile, silencieusement convoquées, pour sa ruine. Non par une Némésis décorative, mais par un enchaînement naturel qui eût satisfait l’intelligence d’un Démocrite. Nicias, dans son adjuration pathétique à ses marins qu’enferme la rade de Syracuse, leur rappelle qu’ils vont livrer la dernière bataille d’Athènes : si la flotte est vaincue, l’armée enfermée en Sicile n’est plus qu’une bête prise au piège : « Songez, chacun dans votre cœur et tous d’une seule âme, qu’il y a avec vous, sur vos vaisseaux, toute l’armée des Athéniens, et toute leur flotte, et ce qui reste de l’État, et le grand nom d’Athènes. » (VII64). C’est exactement dans ces termes que Thémistocle avant Salamine pouvait parler aux Athéniens. La chance de la plus grande gloire et la chance du plus grand désastre étaient donnés également dans la nature d’une puissance maritime, dans la destinée