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mystifier, – de même et inversement il n’a fait aucun roman impersonnel et objectif sans y mettre des morceaux de lui-même, sans s’y mettre lui-même, et peut-être de façon plus complète et plus profonde que s’il s’était exposé avec un parti pris de confession. Il ne se trompait pas et il ne trompait pas celle à qui il parlait quand il disait : « Madame Bovary, c’est moi. »

Le roman correspond chez lui à une période de repliement sur soi, de critique et de clairvoyance. « Je tourne beaucoup à la critique ; le roman que j’écris m’aiguise cette faculté, car c’est une œuvre surtout de critique ou plutôt d’anatomie. » Critique et anatomie intérieures. La faculté de se regarder lui-même avec le sens du comique et du grotesque datait de loin chez Flaubert. Elle donne naissance au personnage du Garçon. Elle éclate dans ses premiers romans personnels. Quand il écrivait sincèrement à dix-sept ans dans les Mémoires d’un fou : « Mon âme s’envole vers l’éternité et l’infini et plane dans l’océan du doute », soyez sûr qu’il y avait dans son inconscient un personnage analogue au Garçon qui recueillait cela pour le tourner en grotesque et pour en faire profiter un jour le discours du conseiller de préfecture. En 1846, il écrit : « C’est hier qu’on a baptisé ma nièce. L’enfant, les assistants, moi, le curé lui-même qui venait de dîner et était empourpré, ne comprenaient pas plus l’un que l’autre ce qu’ils faisaient. En contemplant tous ces symboles insignifiants pour nous, je me faisais l’effet d’assister à quelque cérémonie d’une religion lointaine exhumée de la poussière. C’était bien simple et bien connu, et pourtant je n’en revenais pas d’étonnement. Le prêtre marmottait au galop un latin qu’il n’entendait pas ; nous autres nous n’écoutions pas ; l’enfant tenait sa petite tête nue sous l’eau qu’on lui versait ; le cierge brûlait et le bedeau répondait Amen. Ce qu’il y avait de plus intelligent à coup sûr, c’étaient les pierres qui avaient autrefois compris tout cela et qui, peut-être, en avaient retenu quelque chose[1]. » Voilà l’état d’esprit dans lequel il écrit Madame Bovary ; on baptise vraiment là son idée du roman, et celle de tout le roman réaliste qui sortira de lui et durera cinquante ans. Je songe devant ce curé à Bournisien et à l’Enterrement d’Ornans. Ce n’est

  1. Correspondance, t. I, p. 202.