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avoir de raison dans ses cris. Comparant instinctivement Racine et Shakespeare, il lui semble que le théâtre de Racine rapetisse les grands sujets, que la tragédie classique fait du mesquin là où nous attendons et souhaitons du grand. Inversement, l’art de Boileau lui paraît agrandir les petits sujets, les porter, comme dans le Lutrin, à toute la perfection dont ils sont capables. Ainsi Flaubert, écrivant Madame Bovary, estime qu’il n’y a pas de style noble, et que son livre établira « que la poésie est purement subjective, qu’il n’y a pas en littérature de beaux sujets d’art, et qu’Yvetot vaut Constantinople[1] ». De cette idée qu’il n’y a pas de sujet sort en effet la poésie de Boileau comme celle de La Fontaine. Les Contes et les Fables qui ne comportent aucune invention de sujet, le Lutrin qui réduit le sujet au minimum, l’Art poétique où la forme littéraire ne sort pas d’elle-même et se prend elle-même pour matière, répondraient assez à ce signalement de l’œuvre que rêve Flaubert : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être sur terre se tient en l’air… Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière[2]. »

Madame Bovary n’est donc pas le point de départ d’une transformation subite, d’un divorce complet de Flaubert avec l’art qu’il avait jusqu’alors pratiqué, ni même d’une victoire de sa volonté sur son tempérament. Elle est le résultat des réflexions d’un artiste sur la nature et les conditions de son art. Je ne sais pas pourquoi le nom de Carême revient encore sous ma plume. « Ce n’est qu’en étudiant Vitruve, dit-il dans un de ses ouvrages, que j’ai compris la grandeur de mon art. » Théophile Gautier, ayant lu cela, s’en ébaubit trois mois en disant à chacun : « Étudie Vitruve, si tu veux comprendre la grandeur de ton art ! » Flaubert n’a pas fait autre chose. Dans aucune de ses œuvres de jeunesse, il ne donne l’impression d’un homme qui croit à son génie, qui pense que sa fièvre lui a inspiré un chef-d’œuvre. L’ouvrage fini, dès qu’il le relit, il le juge d’un écolier. Il y eut exception, un moment, pour la Tentation, mais il ne crut pas à son jugement, se soumit à celui de Bouilhet et de Du Camp et l’accepta. Mais en même temps

  1. Correspondance, t. III, p. 249.
  2. Correspondance, t. II, p. 345.