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se souciaient alors évidemment le moins. Flaubert fait quelques connaissances littéraires, fréquente l’atelier de Pradier dont la femme est la sœur d’un ami de collège à lui. En janvier 1843, quelques jours avant les Burgraves, il y rencontra Victor Hugo. « Que veux-tu que je t’en dise ? » écrit-il à sa sœur. « C’est un homme comme un autre, d’une figure assez laide et d’un extérieur assez commun. Il a de magnifiques dents, un front superbe, pas de cils ni de sourcils. Il parle peu, a l’air d’observer et de ne vouloir rien lâcher ; il est poli et un peu guindé[1]. » Dix ans avant, dans ce même atelier de Pradier, Hugo avait rencontré Juliette Drouet. Or, le 26 novembre 1843, Le Poittevin écrivait à Gustave : « Je te conseille fort de cultiver les Pradier. Il y a là pour toi beaucoup à y gagner, une maîtresse peut-être, des amis utiles tout au moins. » Pradier aimait qu’on vînt faire chez lui ses remontes d’amour, et poussait à la consommation. Ce n’est cependant que quatre ans après que la prédiction de Le Poittevin devait se réaliser, et que Louise Colet devint la Juliette de Flaubert, en plus orageux. Quant à l’ami (qui fut aussi, quoi qu’on en ait dit, l’ami utile) il le rencontra quelques jours après son entrée chez Pradier, en mars 1843, chez Ernest Lemarié, un ancien camarade du collège de Rouen. Ce fut Maxime Du Camp, du même âge que lui, entré riche et libre dans la vie, avec l’amour des lettres et le loisir de s’y consacrer. Il habitait avec Lemarié (qui écrivait dans le Journal pour rire) un appartement dans la Cité, sur l’emplacement de l’Hôtel-Dieu actuel, qui figure dans l’Éducation sentimentale.

Une nuit de 1843, dans un petit appartement de la rue de l’Est, sur le square du Luxembourg, Gustave lit Novembre à Du Camp.

Novembre avait été écrit l’année précédente. C’est le premier ouvrage de Flaubert qui témoigne d’un vrai et beau style, riche d’étoffe et de nombre. Il vient d’avoir vingt ans, et vraiment peu d’écrivains ont été plus précoces. Encore un morceau sur lui-même, une revision de sa vie. « Ma vie entière s’est placée devant moi comme un fantôme, et l’amer parfum des jours qui ne sont plus m’est revenu avec l’odeur de l’herbe séchée et des bois verts. » Un tableau de sa puberté rêveuse, une de ces

  1. Correspondance, t. I, p. 127.