Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/210

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cette Tentation et Bouvard, entre les deux œuvres jumelles.

Ainsi Bouvard et Pécuchet est d’un côté une continuation de Madame Bovary et de l’Éducation sur le thème de l’échec, – d’un autre côté une réplique moderne et grotesque du défilé encyclopédique de la Tentation. Peut-être évoquerait-on aussi Salammbô. Pour Sainte-Beuve, pour une bonne partie de la critique et du public, Salammbô a certains caractères de cette histoire du duc d’Angoulême que se mettent à écrire Bouvard et Pécuchet. Flaubert a choisi le sujet de Carthage pour des raisons, peut-être pas très différentes, d’isolement, de singularité, d’inutilité. Il semble qu’il ait dans Bouvard dressé la carte géographique de son paysage littéraire.

Flaubert avait assez de clairvoyance, d’impassibilité chirurgicale, de sentiment du grotesque triste, non seulement pour voir, mais pour exagérer ses échecs et ses infirmités, et pour s’en débarrasser ainsi idéalement, par une sorte de purgation des passions. Mais ce n’est là qu’une moitié de Bouvard. Ses deux personnages, il ne les a pas fait participer seulement à ses parties inférieures, j’allais dire ses parties honteuses, mais à ses parties supérieures. Il avait poussé la critique jusqu’à faire sortir, par leur intermédiaire, de sa propre nature une nature d’imbécile. Mais, inversement, de leur nature d’imbéciles, il fait sortir une nature critique comme la sienne. Après s’être fait eux, il les fait lui.

« Alors, une facuIté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer.

« Des choses insignifiantes les attristaient ; les réclames des journaux, le profil d’un bourgeois, une sotte réflexion entendue par hasard.

« En songeant à ce qu’on disait dans leur village, et qu’il y avait jusqu’aux antipodes d’autres Coulon, d’autres Marescot, d’autres Foureau, ils sentaient peser sur eux comme la lourdeur de toute la terre.

« Ils ne sortaient plus, ne recevaient personne. »

Ils deviennent Flaubert à Croisset. Il semble qu’au bout de tout, il y ait pour lui ce qu’on pourrait appeler la vieillerie puérile, cet enfant en cheveux blancs qu’était la Science de la première Tentation, devenu l’Hilarion de la troisième. « Je tourne à la bedolle, au cheik », disait-il. Ses sympathies vont à ceux qui tournent dans la même direction. Il s’enthou-