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caractère partiel d’autobiographie et il ne faut pas oublier que l’amitié joua dans la vie de Flaubert un plus grand rôle que l’amour, qu’il eut toujours besoin d’un alter ego, Le Poittevin, Du Camp, Bouilhet, que sa production littéraire, aussi jalousement soustraite aux relations amoureuses que la politique de Louis XIV à ses maîtresses, était profondément soumise aux influences et aux conseils de ses amis. D’autre part, avec sa tendance naturelle à tout tourner, et lui-même d’abord, en charge, cette dualité lui est apparue comme une faiblesse, une infirmité, une source de « grotesque triste ». Ne pouvoir se passer d’un ami avec lequel on échange des bourrades, c’est être fait – horreur ! – comme un jeune homme doit être.

Frédéric Moreau se range dans ceux qui vont par deux, et son numéro deux c’est Deslauriers. Comme dans la première Éducation, tous deux ont participé d’abord à une nature analogue, et leur amitié d’enfance est née d’affinités et de ressemblances. Puis, quand ces ressemblances se sont effacées, quand la vie et la fortune leur ont donné des caractères et des destinées différentes, leur amitié subsiste, en partie parce qu’elle est un fait passé, consubstantiel à leur durée, en partie parce que chacun d’eux trouve en l’autre un être complémentaire. Dans les deux Éducations, l’un est riche et l’autre pauvre. Dans les deux Éducations, l’un figure le sentiment et l’autre la volonté. Mais dans l’une le riche est l’homme d’action, et, dans l’autre, il est le sentimental.

Deslauriers mène dans l’action la même vie ridicule que Frédéric dans l’amour et les rêves, et il y subit les mêmes échecs. Il est rare que l’amitié ne soit pas bâtie plus ou moins vaguement sur le modèle de l’amour, en ce sens que le caractère de l’un des deux amis représente quelque chose de féminin ou qui touche aux femmes. Pour Frédéric, la vie, c’est d’abord les femmes, et tout le reste ne prend de réalité, de couleur et de prestige qu’en passant par la femme. Il est fait pour vivre et pour parler aux femmes. Au contraire le sec Deslauriers est l’homme sans femme. Quand sa brutalité envers Clémence, une maîtresse d’un instant, étonne Frédéric : « Elles sont toutes si bêtes ! Si bêtes ! Est-ce que tu peux causer avec une femme, toi ? » Certainement que Frédéric le peut et que Deslauriers ne le peut pas ! Dès qu’il est devant une femme, il prend, en se croyant supérieur et décidé, visage de goujat ou d’idiot. Sa