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l’exposition en est si admirable. L’exposition de Madame Bovary était une exposition dans le temps ; elle amorçait dès l’enfance scolaire de Charles l’histoire d’une vie grotesque, passive et ballottée, comme la pauvre casquette sous les coups de pied, la « faute de la fatalité ». Un goût à la La Harpe, des exigences duquel on doit après tout tenir compte, pourrait lui reprocher de ne pas concerner le personnage principal. Dans l’Éducation, Flaubert reprend le même procédé, qui est naturel à son genre de roman, mais il le fait passer du temps dans l’espace, et il le combine avec le mode d’exposition qui ouvre la période yonvillaise de Madame Bovary, et Salammbô. Au lieu de réunir, comme ces deux fois, ses personnages principaux dans un banquet, il les réunit et les met en lumière dans une réalité en mouvement qui symbolise sous eux l’écoulement et le rythme de la durée. C’est le voyage de Frédéric, le bateau d’abord, puis la voiture. Toute une humanité caricaturale remonte une rivière lente, dans ce voyage sur l’eau que Flaubert a soigné comme le tableau réduit du genre humain qui fait sur sa planète son petit bonhomme de chemin, observé par un démiurge ironique. Image d’ailleurs toute naturelle ; on songe par contraste à cet admirable morceau des Étoiles de Lamartine, où le poète sent la terre fendre comme un navire les flots de l’éther et mener dans un golfe du ciel l’humanité endormie. Ce qu’emporte le bateau de Flaubert c’est une cargaison de ridicules humains. Il écrivait d’ailleurs, en Orient, que le voyage développait en lui d’une façon extraordinaire le sens du grotesque. Tout un lot de figures bourgeoises, synthèse de l’espèce humaine, est pris entre ces deux traits, au début et à la fin : « Comme on avait coutume alors de se vêtir sordidement en voyage… », et « Et des pères de famille ouvraient de gros yeux, en faisant des questions ». Un paysage monotone qui produit toujours les mêmes spectacles et qui projette dans l’espace l’image de durée que faisait la vie humaine entassée sur le bateau : « À chaque détour de la rivière, on retrouvait le même rideau de peupliers pâles. La campagne était toute vide. Il y avait dans le ciel de petits nuages blancs arrêtés, et l’ennui, vaguement répandu, semblait alanguir la marche du bateau et rendre l’aspect des voyageurs plus insignifiant encore. »

À bord de ce bateau, il y a un jeune homme qui croit à la vie, Frédéric Moreau. « Frédéric pensait à la chambre qu’il