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du Charles XII de Voltaire se rapproche plus de Xénophon et de César que de ce grand style nombreux et dense dans lequel il semble que sonne le pas même de l’histoire. Et au XIXe siècle, le romantisme aiguillait aussi bien la littérature que l’histoire vers d’autres voies. Le style historique de Flaubert, lui, réalise bien une narration française classique. Flaubert l’acquiert même au moment où il écrit Salammbô ; ni la première Tentation, ni Madame Bovary ne le laissaient prévoir. On y reconnaît quelque influence de Montesquieu. Quant aux historiens latins, le temps est passé où la prose française leur demandait des leçons de style ; Flaubert a peu lu Tacite, et il ne semble pas qu’il ait su assez de latin pour pénétrer en artiste à l’intérieur de sa phrase. La seule influence latine qu’on retrouverait peut-être (hypothèse très incertaine) dans ce style, comme un souvenir un peu lointain resté dans l’oreille de Flaubert, serait celle du beau latin narratif de Quinte-Curce. En 1846, Flaubert écrivait à Le Poittevin : « Je te montrerai plusieurs passages de Quinte-Curce qui, je crois, auront ton estime, entre autres l’entrée à Persépolis et le dénombrement des troupes de Darius[1]. » Morceaux décoratifs en effet, qui ne seraient pas indignes de Salammbô.

Mais c’est bien le lecteur de La Bruyère et de Montesquieu que révèlent ce mouvement et ces coupes : « La République, épuisée par la guerre, avait laissé s’accumuler dans la ville toutes les bandes qui revenaient. Giscon, leur général, avait eu cependant la prudence de les renvoyer les uns après les autres pour faciliter l’acquittement de leur solde, et le conseil avait cru qu’ils finiraient par consentir à quelque diminution. Mais on leur en voulait aujourd’hui de ne pouvoir les payer. Cette dette se confondait dans l’esprit du peuple avec les trois mille deux cents talents euboïques exigés par Lutatius ; et ils étaient, comme Rome, un ennemi pour Carthage. Les mercenaires le comprenaient ; aussi leur indignation éclatait en menaces et en débordements. Enfin, ils demandèrent à se réunir pour célébrer une de leurs victoires, et le parti de la paix céda, en se vengeant d’Hamilcar qui avait tant soutenu la guerre. Elle s’était terminée contre tous ses efforts, si bien que, désespérant de Carthage, il avait remis à Giscon le gouvernement des mer-

  1. Correspondance, t. I, p. 189.