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On pourrait aussi penser que Flaubert a fait de Binet une caricature de l’auteur. Mais quand il se compare lui-même à ce tourneur de ronds de serviette, entendons-le bien. Binet, dans ses chefs-d’œuvre, parvient à un de « ces bonheurs complets, n’appartenant sans doute qu’aux occupations médiocres, qui amusent l’intelligence par des difficultés faciles, et l’assouvissent en une réalisation au-delà de laquelle il n’y a pas à rêver ». Or, il est évident que Flaubert n’est jamais content, et que la réalité qu’il représente est destinée à faire rêver. Cela ne l’empêche pas de se voir à ses jours sous la figure de Binet.

Et Binet, qui est après tout heureux, d’un bonheur à la taille d’Yonville-l’Abbaye, collabore au roman en y mettant la même valeur que les autres personnages : une réalité, une humanité qui se défont, qui atteignent, comme un fleuve dans la plaine, leur niveau de base. Substance si fondamentale du roman que le père Rouault lui-même y participe. Au contraire de Maupassant, Flaubert a représenté là un rustique Normand, brave homme et sympathique, avec la sentimentalité et la larme facile des vieux paysans. Mais c’est, comme on dit à la campagne, un homme qui se mange. Il a donné sa fille à un homme de la ville, et par incurie laisse peu à peu tomber sa ferme. Comme la fortune d’Emma sous les papiers de Lheureux, son bien disparaît, et sa petite-fille, après sa mort, doit travailler dans une fabrique. Ni lui, ni son gendre, ni sa fille ne savent se défendre. Ils font figure de victimes, et par usure passive disparaissent naturellement d’une société où les valeurs sont le savoir-faire et la ruse.

Ainsi le sujet de Madame Bovary semble un pan d’humanité qui se détruit. Mais, dans toute société, quand quelque chose se détruit, autre chose se construit. Quand la fortune des Bovary s’en va, celle de Lheureux s’édifie. S’il y a deux figures centrales dans Madame Bovary, comme dans Don Quichotte, Emma et Homais, le roman est à deux versants : la défaite d’Emma, l’épanouissement et le triomphe d’Homais.

Flaubert disait parfois que la destinée qu’il eût souhaitée était celle de poète comique. En réalité, il l’a obtenue. Homais est bien un type comique total, en largeur et en profondeur, étoffé et charnu, comme M. Jourdain et Tartuffe. Il fallait pour le créer avoir le sens de la bêtise comme un Rodin a le