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siècle et plus, a fait figure de Somme de la littérature française.

Somme à laquelle on ne ménagera pas les soustractions. L’introduction gréco-latine ne compte pas, le moyen âge est présenté ridiculement ; La Harpe n’a rien lu du XVIe, ce qui ne l’empêche pas d’en dire ce qu’il peut : des sottises. Corneille est pour lui le grand poète archaïque, plein de fautes, du Commentaire de Voltaire : « Vieux monuments, sublimes dans quelques parties et insignifiants dans l’ensemble, qui appartiennent à la naissance des arts. » (il s’agit d’Horace et de Cinna !) Racine est présenté et éclairé judicieusement. Quant aux tragédies de Voltaire, auxquelles La Harpe ne consacre pas moins de deux volumes, elles sont l’œuvre du « plus grand tragique du monde entier ! » Complète ignorance du XVIIe siècle en tant que siècle religieux. Le tableau du XVIIIe siècle, qui comprend plus de la moitié de l’ouvrage est vivant, parce que les contemporains sont expliqués par leur contemporain, avec l’optique et les partis pris d’usage, et qu’il nous donne, par sa masse désuète, un avant-goût de ce que seront pour la postérité nos histoires de la littérature française sous la Troisième République.

Mais dans ce curieux XVIIIe siècle de La Harpe, il y a autre chose. La Harpe, enfant chéri, journaliste et délégué des philosophes, de qui Voltaire écrivait à Marmontel : « Il sera l’un des piliers de notre Église », a trouvé pendant la Révolution un chemin de Damas. Il y venait de loin. En 1792 et 1793, il avait rédigé un Mercure jacobin, et le 3 décembre 1792 avait fait son cours en bonnet rouge. Cette mascarade ne l’empêcha pas plus que les autres de faire connaissance avec la prison de Luxembourg, observatoire d’où les Jacobins et leurs pères lui parurent des monstres, et où une lecture de l’Imitation le convertit, très sincèrement croit-on. Reprenant sa chaire après le 18 brumaire, il en fit alors une place d’armes contre la philosophie du XVIIIe siècle, couvrit d’injures Diderot, Rousseau, Helvétius, et revit tout son cours pour le publier dans un esprit nouveau, en 1799, trois ans avant le Génie du Christianisme, sur lequel l’influence du Lycée et de l’attitude de La Harpe est certaine. Presque toute la critique de la chaire, au XIXe siècle, critique de droite par position,