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en musique, le goût des pères et le goût des fils, et qui, en s’éprouvant comme un sentiment, s’efforcent de s’expliquer par des raisons.

Qu’on y ajoute, pour les premières années du XIXe siècle, les années de Napoléon, ceci que, pour les journaux, la critique littéraire est à peu prés le seul genre de critique, la seule matière à réflexions dogmatiques, qui puisse être pratiquée librement. Le théâtre n’est pas libre, mais la critique technique du théâtre reste libre. Et tandis que le théâtre de ce temps rampe au dessous de rien, voici, qu’avec Geoffroy se fonde la critique dramatique, dont il eut jusqu’en 1814 l’hégémonie.

Geoffroy.
Geoffroy, né en 1743, avait été Jésuite. Après la suppression des Jésuites, il avait professé la rhétorique dans les collèges de l’Université jusqu’à la Révolution. Avec cela journaliste anti-voltairien à l’Année Littéraire de Fréron, puis anti-révolutionnaire à l’Ami du Roi. Il avait pu se cacher pendant la Révolution. Très instruit, courageux, batailleur, à la fois pédant et mordant, c’est peut être le premier représentant de la critique de professeur. Au 18 brumaire il ne rentre pas dans l’enseignement, et à soixante ans débute comme critique dramatique aux Débats. Les articles qu’il y écrivit pendant quatorze ans sont réunis dans le Cours de Littérature dramatique. La Harpe, alors, bien que converti et ennemi des philosophes, faisait des tragédies de Voltaire le sommet du théâtre français, les mettait bien au dessus de celles de Corneille, et ses jugements sur l’art dramatique, popularisés par le Lycée, devenaient dangereux pour le goût public. Geoffroy le premier ramena à sa juste valeur le mérite de Zaïre et de Tancrède. Le disciple de Fréron l’emporta ici rapidement et justement sur le disciple de Voltaire. Que maintenant il ait écrit sur Shakespeare autant d’absurdités que La Harpe, c’était l’esprit du XVIIIe siècle qui voulait cela. Mais il avait le sens du XVIIe siècle, celui de la littérature classique, celui du théâtre, celui de la franchise, même celui du style. Il ne fut guère remplacé, de 1814 à 1830, par le faible Duviquet, ni, de 1830 à 1874, par Jules Janin, car le succès de Janin, qui valut à celui-ci le nom de prince des critiques, ce principat de quarante-quatre ans aux