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Bucoliques lui sont aussi familiers que Racine à Voltaire.

Sa Grèce n’a rien d’une retraite, d’un alibi, à la manière de ce qu’elle sera pour cet anti-Chénier, Leconte de Lisle. Il aime la vie, son siècle, les hommes de son temps, et, bien entendu, les femmes de son temps. Le matérialisme élégant du XVIIIe siècle se fond avec ce paganisme antique, qui fait chez lui figure de vocation héréditaire. Son idée de la poésie n’outrepasse pas plus le XVIIIe siècle, n’est pas plus romantique, que son idée politique ne dépasse la monarchie constitutionnelle, et n’est girondine ou jacobine.

Toutes les directions, toutes les possibilités se trouvent d’ailleurs dans ses papiers, de sorte qu’il est absolument vain de se demander de quel développement, de quelle richesse le jour exécrable du 7 thermidor (Chénier avait trente et un ans) a privé la poésie française. Ses grands projets c’étaient ses grands poèmes : l’Hermès, l’Amérique, l’Invention. Les larges morceaux qui en ont été exécutés ne se distinguent guère du reste de la poésie du XVIIIe siècle finissant. Comme cette poésie didactique allait demeurer en faveur sous Napoléon, que tout ce que nous savons d’André Chénier nous fait pressentir qu’il eût trouvé, autant et plus que Fontanes, un cadre et un milieu à souhait avec l’Empire, nous pouvons supposer qu’il eût fait, sans bénéfice majeur pour nous, une grande carrière dans les grands poèmes. La différence des deux Chénier aurait rappelé un peu moins que nous ne le croirions celle des deux Corneille.

Ses Élégies ne dépassent pas plus sensiblement Parny que ses poèmes ne dépassent Delille. Or les poèmes et les élégies c’est ce qui, dans les manuscrits de Chénier, lui paraissait sans doute le plus approcher de la qualité et de la dignité d’œuvres publiables. Le reste, c’était surtout des études, des cartons, des dessins, dont nous ne savons pas quelle aurait été la place, et si cette place, aurait été considérable dans l’œuvre menée à bien d’André Chénier. L’immortel Chénier c’est Chénier étudiant ; le fruit eût-il passé la promesse de la fleur ? Étudiant de l’antiquité, étudiant de la nature, étudiant de la poésie.