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français, à laquelle il comptait se mettre dès sa rentrée en France (prévenue par sa mort en 1801) : Les Vivants morts et les Morts vivants.
Joubert.
Rivarol est un attique du discours, Joubert un attique de la pensée. Ami et guide de Chateaubriand, avec une vocation irrésistible vers le scrupule et le silence, il transporterait volontiers sur la presse à imprimer, laminoir de la pensée, le décri qui concerne chez Rivarol le long bec de la plume. Craintif, froissé, valétudinaire et coquet, il ne publia pas une ligne. Les Pensées et la Correspondance, qu’après sa mort on tira de ses papiers ont, comme le Journal d’Amiel des fervents et des ennemis. Le vers de La Fontaine : « Les délicats sont malheureux », semble avoir été fait pour Joubert. Cette délicatesse est chez lui très compatible avec la précision de la forme et de la pensée, mais elle exclut les conditions normales et la matérialité de la vie. Elle est faite pour un pays des ombres heureuses, et merveilleusement adaptée à une existence posthume. Tout ce que Joubert écrit sur la poésie est incomparable. Il faudra pour retrouver cette familiarité avec la ligne serpentine de la pensée et avec son clair-obscur attendre Mallarmé et Valéry. Avec de l’attention et de la sympathie on trouverait toute une philosophie de la vie, et de sa vie, dans ses pages précieuses (aux deux sens du mot) sur la pudeur. Ses lettres marquent une pénétration singulière, affinée dans la société des femmes, et tel portrait secret qu’il fit de Chateaubriand n’a, dans sa spirituelle divination, jamais été dépassé.
Fontanes.
Rivarol et Joubert, qui n’écrivirent pas de vers — ou si peu ! — sont les familiers des chambres secrètes de la poésie, de vrais précurseurs critiques du plus fin Sainte-Beuve. Mais Fontanes représente officiellement la poésie dans leur groupe. Officiellement… C’est un honnête homme, fort intelligent et fort adroit. Sainte-Beuve lui a constitué une place — également officielle — de dernier des classiques. Il le fut par son jugement et sa finesse, par la correction élégante de ses vers. Fréquenter Fontanes, dans la belle édition qu’en a donnée, avec une introduction plus belle encore, Sainte-Beuve, est aujourd’hui amusant au sens où les œnophiles parlent d’un vin amusant. On s’amuse à