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trois groupes : les idéologues, ou les analystes, — les attiques, ou les artistes, — les chrétiens, ou les « penseurs ».

I. Les Idéologues.
Le XVIIIe siècle est un siècle d’idées, il a brassé les idées, il est pris dans une fulguration, une joie, et aussi une critique des idées. On trouvera dès lors naturel qu’il ait fini, sur un point, par une science des idées, que la clarté et la distinction, l’isolement et le maniement, l’individualité et la société des idées, soient devenus le plus haut exercice et la méthode la plus fructueuse de l’esprit. L’analyse des idées religieuses, politiques, morales, peut jouer dans la vie des sociétés, des États, des hommes, un rôle aussi précieux que l’analyse mathématique au principe des sciences. Condillac, le plus clair et le plus méthodique, sinon le plus vivant des esprits du XVIIIe siècle a ouvert la voie, créé une méthode et une école. Sa philosophie a préparé et affiné l’esprit critique et constructeur de la Révolution, dont il paraît naturel que ses disciples aient été des ouvriers de la première heure, sinon de la dernière.
Condorcet et Garat.
Leur représentant le plus célèbre sous la Révolution est Condorcet, qui, né en 1743, académicien déjà sous Louis XV, vit dans la Révolution la suite logique de toute sa science et de sa philosophie, l’adopta comme une mécanique humaine aussi vraie pour lui que la mécanique céleste de Newton. Son œuvre de journaliste révolutionnaire manque d’intérêt littéraire, mais importe en ce qu’il essaye d’y donner à la Révolution une doctrine. L’Esquisse des Progrès de l’Esprit humain qu’il écrivit pendant la proscription des Girondins, dans une cachette, avant de se tuer, tire de cette circonstance un prestige sublime, et Auguste Comte, qui appelle Condorcet son père spirituel, a placé ce livre au principe du positivisme et de l’ère positive. On le lit aujourd’hui avec une désillusion complète : la naïveté du mathématicien dans les choses de la nature humaine s’y étale à plein ; la suite du progrès y est aussi arbitraire que la « suite de la religion » dans le Discours sur l’Histoire universelle ; on touche le niveau où l’élan d’un grand siècle se perd dans un désert nu, où le rocher de Sisyphe roule au bas d’une pente qu’il faudra remonter. Quant