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de durée qui traverse les âges sans ride ni poussière. Il est le délégué ou le chef d’une famille d’esprits qui feuillettent toujours son Journal intime, son Cahier rouge, quand la famille staëlienne a cessé d’ouvrir les livres de sa mère spirituelle. Lecteurs, nous avons épuisé Mme de Staël, nous n’avons pas épuisé Constant.

Il a connu et nous fait connaître plus que personne, plus certainement que Barrès, qui le place à bon droit parmi ses « intercesseurs » d’Un homme libre, l’union, le relais et la fécondation mutuels d’une sensibilité poétique, d’une intelligence critique, d’une culture politique. Il est le père du roman d’analyse, créé sans mère, cela se voit. Et Mme de Staël et lui sont le père et la mère du libéralisme politique, ou plutôt les deux créateurs, la catégorie du sexe ne jouant pas ici d’une manière distincte.

Adolphe se présente aujourd’hui étayé par une littérature posthume, mémoires et correspondance, qui fait Benjamin plus grand encore qu’il n’a paru à ses contemporains. Le contraste entre Chateaubriand et lui est saisissant, et l’on n’imagine pas de coupure plus nette entre les analystes et les oratoires. Et nous sommes loin de Rousseau lui-même. Quand le Genevois avait étalé ses misères, c’était avec une grande éloquence d’auteur et des déformations ou des transformations de poète ; les Confessions et les Rêveries, sont à l’origine des Mémoires d’outre-tombe beaucoup plus qu’à l’origine du Cahier Rouge. D’ailleurs Jean-Jacques écrit pour le public, oratoirement, comme Chateaubriand, tandis que Benjamin n’écrit que pour lui. Le premier il a pratiqué cette clairvoyance sans méchanceté, bien plus impitoyable à lui-même qu’aux autres, il l’exprime à la pointe d’un style lucide, le grand style de l’analyse. Avant Amiel, et d’une manière bien plus française qu’Amiel, le grand Vaudois a amené à la lumière de l’écrit le complexe d’intelligence et d’impuissance qu’il contemplait désespérément en lui.

L’impuissance à organiser sa vie sentimentale et à s’encadrer dans la vie sociale n’implique pas chez Benjamin comme elle l’impliquera chez Amiel, l’impuissance à créer et à organiser littérairement. Il lui suffit de le vouloir pour écrire en quelques jours dans Adolphe le roman explicatif de cette vie passive et