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Tandis que Corinne sur son cap domine le cercle de Mme Récamier, l’esprit de Mme de Staël gouverne la France. Un jour que le jeune Guizot était passé par Coppet et qu’il récitait, au salon, de sa belle voix grave, une page de Chateaubriand, Mme de Staël lui prit le bras et lui dit : « Monsieur, il faut rester ici pour jouer la comédie avec nous ! » C’étaient ses comédies de salon, telles qu’elle en composait volontiers (sait-on que le dernier acte de Sapho est une des plus belles choses qu’elle ait écrites ?) Mais M. Guizot, élevé à Genève, et plus genevois encore que Mme de Staël, allait jouer sur la scène politique, à des risques et périls qui apparurent en 1848, le drame même des idées politiques staëliennes. Elle, tandis que Chateaubriand perpétue après sa mort, par sa solitude du Grand-Bey, une vieillesse et une vie d’éternel émigré, elle se survivra dans ses descendants, dans une famille de notables politiques et littéraires, singulièrement liée à l’histoire du XIXe siècle, les Broglie.

Il y a une disproportion singulière entre le peu de lecteurs que trouvent aujourd’hui les livres de Mme de Staël, qui ne se sont point gardés, comme son corps à Coppet, dans l’huile incorruptible du style, d’une part, et la place, le prestige, le rayonnement de son nom, d’autre part. De grandes valeurs restent groupées sur ce nom. Elle a été, plus qu’une étape, un principe de la conscience européenne en formation. Quand on lance aujourd’hui, à Genève même, les beaux mots de Société des Esprits ou de Société des Idées, on remarquera que cette société n’a eu jusqu’ici qu’un grand nom, qui est le sien, qu’une maison mère, qui est Coppet. L’Europe hégémonique de Napoléon a échoué. La grandeur du duel de Napoléon et de Mme de Staël tient à ceci : qu’à cette Europe était opposée, dans l’ordre de l’idée, une Europe de Mme de Staël, qui a réussi, en gros, de 1814 à 1914, et peut-être même de 1914 à 1930. Aujourd’hui la vie et la grandeur de la cause méritent qu’on fasse l’effort nécessaire pour en retrouver les précédents, les titres, dans une œuvre dont on ne peut dissimuler qu’elle est devenue pesante.