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sistante d’une matière. Chaque vers de la Jeune Parque était au contraire conquis sur un silence hostile, sur une résistance que l’alchimie poétique incorporait à la réussite du produit. Selon le précepte de Boileau, le vers facile et fluide était fait difficilement, et de la difficulté naissait la solidité de l’œuvre. Puis, à la diffusion et à la confusion où coulaient les poètes de l’aventure, Valéry opposait une manière d’infusion : l’infusion de l’aventure et de l’inattendu dans la vie intérieure. La Jeune Parque se trouverait presque à l’interférence poétique des titres de deux ouvrages philosophiques célèbres : le Mémoire sur les Perceptions obscures et le Cheminement de la Pensée, plénitude d’une conscience nue, comme le fragment du Belvédère est la plénitude d’un torse seul.

Durant cinq ans elle fut suivie des poèmes que recueillirent Charmes. Les deux courtes périodes de poésie, celle de la jeunesse et celle de la cinquantaine, ressemblent dans la vie de Valéry à ces îles qu’a dites la Jeune Parque :

Rien n’égale dans l’air les fleurs que vous placez

Mais, du point de vue qui nous occupe ici, l’important, c’est la tradition qu’établit ou rétablit cette poésie, et l’influence qu’elle exerce.

La tradition est la tradition mallarméenne. Qu’il existe de grandes différences entre la poésie de Mallarmé et celle de Valéry, et davantage encore entre les deux esprits, l’un qui croit aux Lettres, l’autre qui croit à la Science, aucun doute. Et cependant, grâce à Valéry, Mallarmé cesse de faire figure d’aérolithe. Ils se partagent un même domaine. Le fait qu’ils soient, comme le serpent de mer dans Kipling, deux, change la situation. Les premiers vers de Valéry, ceux qu’a recueillis l’Album de Vers Anciens, ont été à peu près, dans les dernières années du XIXe siècle, les seuls vers français qui aient été écrits directement et certainement sous l’influence de Mallarmé, laquelle ne se faisait techniquement sentir sur aucun autre poète symboliste. Renouvelé par la pensée et la musique de la Jeune Parque, le Valéry des années vingt a exercé au contraire une action profonde sur une partie de la poésie française. Lucien Fabre semble avoir été le premier disciple, et depuis,