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supérieures, la vie de société. Or, des trois grandes personnalités de la génération révolutionnaire, la première, Napoléon, imposera à la France une tyrannie dont ses rois ne lui avaient pas encore donné même le pressentiment ; le second, Chateaubriand, est le premier exemple en France d’un homme de lettres aristocrate ; la troisième, Mme de Staël, le premier modèle d’une carrière de grand écrivain définie par les habitudes d’un salon.

La Critique.
Ses livres de critique, on les appellerait plus justement des manifestes. Son intelligence est passionnée, et, pour éclore, il faut à ses idées la température de l’enthousiasme. Comme d’autre part elle parlait et faisait parler des événements et des idées du jour, qu’elle vivait dans l’actuel, que la fille de Jacques Necker aspira en France, tant qu’elle y fut, à un contrôle général des idées, que tout cela était chez elle gouverné par le génie, elle a pu écrire deux manifestes de grande portée, la Littérature et l’Allemagne.

Le titre complet du premier, De la Littérature considérée dans ses rapports avec les Institutions Sociales, marque déjà une date. Un tel titre, dont les promesses sont à peu près tenues, transporte dans l’histoire des lettres l’idée et la méthode de Montesquieu, prépare un Esprit des Lois de la littérature. Bien que le style en soit appuyé, engorgé et lourd, le contraire exactement du style de Montesquieu, on parvient aujourd’hui à la fin du livre de Mme de Staël avec bien moins de peine qu’à la fin de l’Esprit des Lois. Il reste soutenu par le mouvement d’une conversation. La première partie, qui concerne le passé, est souvent hasardée ou contestable, même absurde, Mme de Staël ayant peu de lecture et connaissant surtout les livres par ceux qui en parlaient. Mais la seconde partie nous introduit pour la première fois et en plein dans la conscience littéraire de cette génération de 1789, dans les problèmes qui se posent pour elle.

La littérature selon ce livre est fonction de la société : d’où la différence des littératures selon les climats — littératures du nord et du midi — et selon les régimes, — littératures des régimes d’autorité et des régimes de liberté. Mme de Staël affirme le progrès, — la supériorité des modernes — la venue et l’avenir d’une grande littérature nouvelle.