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leur compte en 1935, nous pouvons dire que ces vingt premières années se sont divisées en trois parties : la guerre et l’après-guerre immédiate, jusqu’en 1923 environ — l’inflation littéraire jusqu’en 1930, — la déflation littéraire depuis 1930 ; soit la défense, l’expansion, la crise de la République des Lettres.

Dans la première période, la République des Lettres, comme l’autre, et dans tous les sens du mot se défend. Elle se défend en ce sens qu’elle surmonte la crise, et même qu’elle prospère, mais comme nous l’avons dit, en vivant sur ses réserves. On lit ce qui est déjà produit plus encore que ce qui se produit. Des écrivains de la génération précédente bénéficient de ce changement d’optique. La littérature de guerre, improvisée par les combattants, et surtout par les autres, donne des mécomptes. On cherche bientôt à s’évader de la guerre, et, comme disent les philosophes, à la transcender. Mais un travail intense se fait dans les esprits, le soc de Bellone ouvre profondément les sillons pour des semences dont on espère tant. À tort peut-être : en effet, la sélection littéraire ne sera pas une sélection de qualité, une sélection entre les esprits, due à ce que les meilleurs écrivains rejettent dans l’ombre les écrivains médiocres, mais une sélection mécanique dans la quantité, une sélection entre les corps, due au hasard des combats, des réformes, des embuscades.

Bientôt s’ouvre la période de l’inflation. Comme le reste du monde, comme les autres Républiques, la République des Lettres vit sur les réserves des générations précédentes, les valeurs-papier, la publicité, la convention, la facilité et la croyance que la facilité durera. Quand il sera temps de les écrire, les mémoires sur cette époque pourront s’appeler Scènes de la Vie facile. Les années vingt du XXe siècle auront été un été de la Saint-Martin de la société capitaliste d’Occident. À l’exemple de la crise du franc arrêtée par Poincaré, les crises dénoncées çà et là n’éclatent que pour être surmontées. Dans toute cette littérature fragile, qui a pullulé, puis a été résorbée et oubliée en si peu de temps, on fera plus tard, peut-être, des fouilles fructueuses. Les années vingt auront peut-être leurs amoureux, et pas seulement parmi ceux qui regretteront en elles leurs trente ans. On les a comparées au Directoire. Mais le Directoire avec une littérature.