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pour Mme Necker, quand la fille du pasteur de Crassier dut brusquement, pour la fortune politique de son mari, tenir un salon d’encyclopédistes, de philosophes, de cyniques. Elle y parvint par un effort de volonté qui la vieillit vite. Le caractère sérieux de ses œuvres, toutes morales et moralisantes, s’en trouve à la fois alourdi et rendu plus touchant. Comme le berger de la fable, la bergère vaudoise a conservé dans son coffre le chapeau de fleurs pastorales. Elle écrit devant lui. Et le meilleur de son œuvre ce sont d’ailleurs les pages sur la vie, sur le mariage et sur la religion que lui inspira, après la retraite du contrôleur général à Coppet, la paix retrouvée de son pays, dont elle écrit ces mots où tient tout le calvinisme romand : « Il semble que l’Être suprême s’est occupé ici plus particulièrement de sa créature, et qu’il l’oblige sans cesse à élever sa pensée jusqu’à lui ».
Albertine Necker
de Saussure
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Le génie de leur fille Germaine fit éclater tous ces cadres, la propriété de famille devint le salon de l’Europe. Mais l’élan littéraire de ce sang vivace et puissant ne s’arrête pas à Mme de Staël. Les Genevois disent que le livre le plus genevois de leur littérature est l’Éducation progressive de sa cousine et biographe Albertine Necker de Saussure. Son expression pesante ne lui a pas permis une grande diffusion au delà de Bellegarde. Mais au sujet d’aucun livre de la famille on ne redirait plus à propos le mot de Joubert : « Le style de M. Necker est une langue qu’il ne faut pas parler, mais qu’il faut s’appliquer à entendre, si l’on ne veut pas être privé de l’intelligence d’une multitude de pensées utiles, importantes, grandes et neuves ». L’Éducation progressive répond parfaitement à son sous-titre d’Étude du cours de la vie. Une éducation toute genevoise, celle des familles aisées, élues, à sentiments élevés, liée à l’histoire, à la campagne, à l’âme de cette patrie qui est une cité, sous l’empâtement d’un style épais, revit ici avec la fraîcheur d’un roman de Töpffer (et d’ailleurs, quand la question du livre le plus genevois se pose, plusieurs nomment, mais du même fonds que les autres, le Presbytère). Pour se montrer raisonnable la psychologie de l’Éducation progressive n’en paraît pas moins neuve, attentive et fine, forte de l’expérience d’une société, celle de la rue des Granges, prêcheuse et pédagogique. La bourgeoise de