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sie à quoi rêvent les jeunes gens pour Sarah Bernhardt : la Princesse lointaine et la Samaritaine. Et enfin Cyrano.

Il y a peut-être six pièces du XIXe siècle qui demeurent au répertoire du public avec l’approbation ou le consentement des lettrés, et personne ne doute que Cyrano en soit. Il lui suffira longtemps d’un grand acteur (qu’à vrai dire on trouve de plus en plus rarement) pour appeler les foules. Cyrano a tenu dans l’avenir mais il tenait tout du passé. Il y a un style Louis XIII, celui des Grotesques, que l’auteur de Marion Delorme avait d’ailleurs découvert tout seul sans attendre Gautier, et dont Ruy Blas et le Théâtre en Liberté, demeurent les chefs-d’œuvre jusqu’à Cyrano, qui les a assurément dépassés. Par Cyrano a passé, a débouché dans la lumière, a triomphé, la scène qui avait été arrêtée, et conduite dans un trou, ou contre un mur, par exemple dans le Tragaldabas de Vacquerie, Brunetière voyait dans le burlesque et le précieux des maladies toujours menaçantes de la littérature française, et il les poursuivait d’un doigt comminatoire, comme M. Purgon poursuit, par les tableaux des maladies qui l’attendent, l’indépendance médicale d’Argon. Et ce sont peut-être des défauts, mais Cyrano a fait au burlesque et au précieux le sort magnifique que la Physiologie du Goût fait à la gourmandise. Le burlesque et le précieux ont été pris dans un mouvement de rythme et de rimes, dans un élan physique, dans une allure dramatique, qui ont ajouté non évidemment à la pensée du théâtre, mais à sa joie, à sa santé, à sa tradition historique. Que maintenant il n’y ait pas plus d’humanité dans Cyrano que dans les Burgraves et dans le Chapeau de Paille d’Italie, d’accord. Ces pièces savent s’en passer, voilà tout.

De l’humanité, de l’histoire, cela même qui fait la solidité de la tragédie classique, Rostand essaie d’en trouver avec l’Aiglon : une erreur complète, qui a pesé plus que tout sur sa mémoire. On n’en dira pas autant de Chantecler, une des tentatives les plus courageuses du théâtre poétique français. Il n’y avait qu’un héros possible pour Rostand : lui-même, ou plutôt le Poète. Un grand poète incarné dans un grand acteur, et la nature animale fournissant au poète le secours et le détour qu’elle avait fourni aux clercs rusés qui ont fait tourner autour de Renard, c’est-à-dire de leur double, la so-