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Précisément, qu’on mesure la force incantatoire que conservent, que manifestent aujourd’hui ces neuf syllabes portées par le funambulisme de la rime, et qui, ayant percé à travers une durée, sont arrivées à signifier immensément, sont devenues claires et profondes universellement, ont réussi. On verra dans ce microcosme, dans cette goutte, dans cette vibration unique, toute la destinée de la poésie mallarméenne, sa fonction unique, le minimum de matière verbale sur laquelle pour s’élancer elle appuyait son pied nu : l’initiative cédée au mot, et, comme dans la mitrailleuse, récupérée des mots, le déclassement d’une poésie, l’aurore d’une autre, la transformation du but, de la substance et du goût poétiques par le levain d’une œuvre légère.

Rimbaud.
À une troisième position extrême, sur une limite, s’est porté Rimbaud. L’effort de ces dissidents ayant consisté, autant que le permettent les nécessaires liaisons humaines, à tenter consciemment ou inconsciemment un recommencement absolu de la chose littéraire, il était naturel qu’une place parmi eux fut occupée par l’âge dont la fonction est d’assurer le renouvellement et de couper court et sec aux traditions : l’enfance. L’auteur des Poètes de sept ans est un poète enfant ou adolescent dont l’œuvre est terminée quand il a dix-huit ans, et qui paraît à cet âge avoir oublié sa vie poétique comme un somnambule oublie, le jour, sa vie nocturne. Il est remarquable que dans la célèbre Lettre du Voyant il assigne précisément au poète cette fonction que la nature destine aux générations nouvelles.

Dans l’œuvre de ce poète adolescent, les vers importent moins que la prose. Les poèmes en vers sont brutaux et grossiers, puissamment colorés, et les souvenirs de Hugo ou d’autres n’y manquent pas. Rimbaud ne les destinait point à l’impression, donnait le manuscrit à n’importe qui sans plus s’en soucier, ce qui nous en reste ayant été conservé par des amis étonnés, dont Verlaine. L’œuvre vraiment géniale de Rimbaud est faite de deux plaquettes de poèmes en prose, les Illuminations et Une Saison en Enfer, cette dernière imprimée — la seule de ses œuvres — par les soins de Rimbaud, qui d’ailleurs s’en désintéresse aussitôt et l’abandonne à l’imprimeur pour s’en aller sur la planète. La prose électrique et sèche