Page:Thibaudet – Histoire de la littérature française.pdf/486

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
bon gré mal gré ce grand garçon dans cette équipe des vingt-cinq ans en 1870. L’étude célèbre de Verlaine leur a valu à tous le nom de Poètes Maudits. En réalité, c’est une avant-garde qui rendra à la génération poétique de 1885 le même service que les Tétrarques au Parnasse. Comme les Tétrarques, et sauf le couple Verlaine-Rimbaud, ils ne sont pas constitués en groupe littéraire. Ils n’existent que chacun à part ; ils représentent une manière de dissidence absolue.
Verlaine.
Il a fallu encore bien des années après sa mort (ce fut aussi le cas de Baudelaire) pour que Verlaine fût reconnu l’un des plus grands poètes français. Il n’aurait pu l’être au temps du Parnasse, qui avait imposé à l’oreille et au goût certaines exigences d’ordre oratoire et de lumière d’atelier, et conservait ou ramenait plus ou moins le dogme classique qui veut que les vers soient beaux comme de la belle prose, avec quelque chose en plus. À quoi Verlaine a dit, profondément, non. Il a purifié et dématérialisé la poésie. Si Baudelaire avait mis psychologiquement son cœur à nu, Verlaine l’a mis musicalement à nu. Aucune parole n’est plus que la sienne proche de ce qui ne peut être dit, n’est plus fraîchement prise au griffon du silence et de la plénitude. À travers les gauches imitations d’école inévitables, il est déjà tout entier dans tel sonnet des Poèmes Saturniens :
J’ai fait souvent ce rêve étrange et pénétrant

Son vers a l’inflexion des voix qui se sont tues ou qui n’ont pas encore parlé. Il ne ressemble, ce vers, à rien de ce qu’on a fait avant lui, à rien de ce qu’on fera après. Tout vers paraît dur à côté de cette moelle de sureau. L’homme sans volonté, le pécheur à vau-l’eau qu’il fut, étaient peut-être nécessaires pour que se formât cette neige et se déposât cette matière poétique allégée.

La musique intérieure le porta comme Nerval vers l’habitude de la poésie populaire. C’est même à cette poésie populaire bien plutôt qu’à un Parnasse historique qu’il faut rattacher les Fêtes Galantes, où, comme les jeunes gens de Sylvie, il a pris le costume du XVIIIe siècle et de la Comédie Italienne.