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en 1889, défaite des conservateurs au temps de l’affaire Dreyfus, défaite de l’expansion rhénane et du lotharingisme militant après la guerre. Il semble qu’un bon sens à la Grévy ait manqué à ce poète. Cependant quand les historiens ont suivi de près la vie politique de Chateaubriand, ils n’ont pas eu de peine à y reconnaître la persévérance d’une idée, d’une idée animatrice qui a survécu au vicomte. On écrira un jour la vie politique de Barrès. Il y aura un chapitre sur Barrès socialiste (1892-1897). Et l’on reconnaîtra peut-être que l’idée née avec Barrès sur les marches de Lorraine était une manière de national-socialisme, fort antisémite, où, avec quelque artifice, on discernerait dès la fin du XIXe siècle chez un écrivain français bien des thèmes apparus brusquement en Allemagne après la mort de Barrès. L’auteur des Bastions de l’Est a eu sa guerre en 1914. Il a son Allemagne en 1934. C’est d’ailleurs en Allemagne qu’il rencontra toujours, à l’étranger, le plus d’attention et de commentateurs.

Sur le mot barrésien d’idées lorraines, nous contestons très fort encore aujourd’hui. Y a-t-il, comme il le pensait, une vérité française et une vérité allemande, deux idéologies qui, comme les deux prières, ne se mêlent pas ? Ou bien n’y a-t-il, dans l’ordre politique et moral, qu’une vérité ? Barrès n’a jamais employé le terme de pragmatisme. Il n’en reste pas moins un des fondateurs et l’un des plus puissants vulgarisateurs de ce pragmatisme européen, dont les mystiques totalitaires tirent aujourd’hui les plus implacables conséquences. « L’intelligence, quelle petite chose à la surface de nous-mêmes ! » a dit cet homme si intelligent, si peu intellectualiste, si ennemi, en somme, de l’intellectualisme !

Comme Chateaubriand, Barrès a été agrandi immensément par son œuvre posthume. Du doctrinaire de la Terre et des Morts survit une voix d’outre-tombe. Il n’eut pas le temps d’écrire ses Mémoires, qu’il commençait l’été d’avant sa mort. Mais leurs matériaux, ses carnets, ses Cahiers, publiés plus ou moins complètement, le maintiennent sur l’horizon, comme Victor Hugo après 1885, et l’on se demande si aucun apprêt public à la Rousseau ou à la Chateaubriand aurait jamais valu ces notes au jour le jour, ce journal d’une âme, cet enregistrement d’une vie à laquelle continue de s’enrouler et de répondre la nôtre.