Page:Thibaudet – Histoire de la littérature française.pdf/482

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
mères de son temps par le Roman de l’Énergie Nationale dont il publie de 1897 à 1902 les trois parties sous le titre des Déracinés, de l’Appel au Soldat et de Leurs Figures, une forte trilogie, une thèse romancée qui ne manque ni d’artifice ni de mauvaise foi, mais après tout la plus vivante de ses œuvres, et qui a fourni à l’intelligence française des thèmes de discussion pendant trente ans.

Quels thèmes ? Le thème de l’opposition ou du dialogue entre la province et Paris — le thème du conflit, dans la cité, des héritiers et des hommes nouveaux, conflit exprimé par les deux groupes en lesquels se partagent les sept Lorrains déracinés qui « viennent à Paris » : les aisés, qui ont des vertus héritées, et les pauvres, qui, obligés de faire eux-mêmes leur vie, la font mal, tombent dans l’assassinat, ou dans les vilains métiers, — le thème de l’État, Varennes détournant un Lorrain du roi, le Panama le dégoûtant de la République, l’éducation universitaire le contraignant à regarder vers Paris, à se déraciner, pour servir un État de légistes, et le Roman de l’Énergie Nationale finissant par une carence, une angoisse, de vains appels. Ajoutons-y des thèmes de style, le tableau de la classe de philosophie du lycée de Nancy dans les Déracinés, la Vallée de la Moselle, dans l’Appel et surtout, dans Leurs Figures, les tableaux immortels des assemblées politiques au temps de Panama. C’est l’œuvre centrale de Barrès, écrite d’enthousiasme à trente ans. Avec intelligence et souplesse, ensuite, il développe, il annexe, il aménage une admirable carrière littéraire. Il sait populariser ses idées sans trop les vulgariser (si ce n’est peut-être dans une fabrication comme celle de Colette Baudoche). Les Amitiés Françaises n’ont vieilli ni plus ni moins que les Amitiés Chrétiennes de Chateaubriand, car elles prennent place sur le même rayon avec assez de sincérité et de suc pour ne point être vues comme une imitation.

Le Voyageur.
Il y eut toujours un Barrès voyageur et paysagiste. Sa Venise coexiste déjà avec sa Lorraine dans Un Homme libre. Son Espagne, qui fut neuve, s’est démodée. Sa Mort de Venise, feu d’artifice sur la lagune, est retombée en baguettes noircies. Cependant il avait adoré Venise et Tolède. Au contraire le Voyage de Sparte, écrit comme