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lis ses critiques, ses essais, ses réflexions sur les livres, les hommes, l’époque, ont, comme rayon de bibliothèque, admirablement tenu, tenu selon la manière des Lundis. Ils les doivent à la présence presque constante de l’intelligence, à un don de l’analyse et, pour employer son mot, de la dissociation des idées, à un contrôle dur et méprisant des idées reçues, à un sens subtil des dessous, dessous de la langue, de la pensée, de la littérature, des sentiments et des mœurs. Anatole France et lui avaient fini par sympathiser, et leur littérature à tous deux est en effet une littérature de point final, une nourriture d’extraits, une expérience sur des confins. Seulement France participe peu aujourd’hui à notre dialogue, alors que Gourmont en serait encore ; France n’aurait rien à nous dire, tandis que le coin des dissociations gourmontiennes nous reste cher, pour n’avoir pas été remplacé.

Il y eut en particulier, avant la guerre, un dialogue Gourmont-Gide, qui tourna à l’aigre, et qui contenait en puissance une curieuse guerre religieuse entre un huysmansien et un protestant. Gourmont et Gide, contemporains, appartiennent également à la formation symboliste, anti-scolaire, et leur esprit critique à tous deux relève également d’un essayisme libertaire. Les romans de Gide, comme les romans de France, sont des mythes, qui bourgeonnent sur une intelligence, et aussi, comme ceux de Loti des épisodes personnels qui bourgeonnent sur les inquiétudes d’un journal intime. On pourrait les appeler également des expériences, — des expériences, c’est-à-dire, au sens de Montaigne, des essais. Les cinq ou six volumes de critique littéraire de Gide, sont pris dans un bloc multiforme et nuancé d’essais. Nul aujourd’hui ne représente mieux que lui ce qu’on pourrait appeler depuis Montaigne le complexe français de l’essai.

C’est précisément ce climat de l’essai qui a modifié les positions de la critique, l’offre et la demande auxquelles elle répond, et qui sont le plus éloignées qu’il est possible, paradoxalement et instructivement éloignées, de celles de Brunetière, et pareillement éloignées aussi de ce que France et Lemaître appelaient, contre Brunetière, leur critique impressionniste. Il ne s’agit plus d’une critique objective, qui détermine des valeurs en soi et des « importances », mesure ces