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qui n’a pas de nez) et qu’on voit à plein chez Brunetière et Lanson. On comprend que la critique, au sens large et vivant où l’entendait Sainle-Beuve, puisse et doive étendre son domaine comme elle l’étendait déjà au XVIe siècle, du côté de chez Montaigne, soit dans le monde des Essais, ou de l’Essai. Une critique de moralistes, critique essayiste à laquelle Lemaître et même Faguet n’étaient pas du tout étrangers, complétera toujours une critique de lettrés, l’a complétée dans la génération de 1885, et voici que dans le premier quart du XXe siècle elle a paru plus ou moins la remplacer.

Rémy de Gourmont en fut pendant vingt ans la personnalité la plus considérable. À vrai dire, ce bibliothécaire libertin appartient à la descendance de Bayle plutôt que de Beyle, et la formule du Dictionnaire historique et critique est assurément celle qui eût le mieux convenu à son érudition, à sa fantaisie, à ses chemins tortueux, à ses débouchés imprévus. Comme Bayle, on le voit en liaison avec une époque. Le génie immanent de notre géographie littéraire donne exactement à Gourmont le climat de 1889, l’a bâti logiquement au confluent du naturalisme et du symbolisme, avec l’À Rebours d’Huysmans pour lieu de culte, le Flaubert de Saint Antoine et de Bouvard pour ancêtre. Il a un sens très vif de la bêtise, flaire la stupidité, qui l’attire, et il jette sur le convenu, l’officiel, le succès, des rayons de cruelle lumière. Mais précisément le critique en lui intéresse surtout comme destructeur et négatif. À ce fils spirituel du XVIIIe siècle sont remarquablement étrangères la verve et la sympathie créatrices d’un Diderot. Les deux Livres de Masques, galerie de portraits du tout-venant symboliste, d’un symbolisme où Philothée 0’Neddy prendrait rang sur le même panneau que Victor Hugo et Sainte-Beuve, témoignent de son échec dans la critique des contemporains, qui tourne ici à la critique de clan. Dans le passé non plus il n’a classé ni déclassé personne. Sa littérature de roman et de théâtre ne compte pas, et de Sixtine, roman de la vie cérébrale, on peut dire qu’il était qualifié pour écrire ce roman, mais non qu’il l’ait réellement écrit. Il y a un autre côté mort dans ses livres, une érotique sèche, alambiquée, réfrigérée, celle du diable au sabbat. Avec cela, la quinzaine de volumes où sont recueil-