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très jeune ; il était parti pour créer le style d’une bohème lettrée, qui se galvauda et tomba en Willy ; mais l’École Normale de la rue d’Ulm fournit son climat aux principaux crus de cette rive. Depuis la génération de 1830, celle d’About et de Sarcey les romanciers ne lui ont jamais manqué, même et surtout quand ils emportaient sur la rive droite, comme Hermant et Lemaître, la tradition de la maison. Or au début du XXe siècle, ce milieu produit son roman propre, authentique et autochtone : c’est le Jean-Christophe, de Romain Rolland.

Jean-Christophe a inauguré ces romans-cycles du XXe siècle, qui tous ont pour objet d’embrasser en une somme l’expérience d’une vie. À la différence de la plupart des autres, Jean-Christophe n’est pas centré sur une autobiographie, mais sur une biographie, ou plutôt sur des morceaux de biographies de musiciens allemands, que Rolland a réunis par une adroite et heureuse soudure autogène. Le musicien Christophe vit, il est ému et il émeut, et ce héros franco-allemand d’avant 1914 eut la chance méritée de susciter dans toute l’Europe d’immenses sympathies. Par ce détour du musicien allemand, Rolland a fait mieux qu’enregistrer ses expériences individuelles. Il a stylisé l’expérience d’un intellectuel — dans le sens spécial que l’affaire Dreyfus avait donné à ce mot : un normalien très cultivé, idéaliste à la manière de Jaurès, un croyant de la civilisation avec ce sentiment du trésor commun de l’humanité, naturel à un humaniste normalien, et qui incarne la belle vocation de la rue d’Ulm : écrire sur les grands hommes. Jean-Christophe fait une sorte de suite à cette Vie des Grands Hommes (Tolstoï, Beethoven, Michel-Ange) entreprise par Rolland chez Péguy, et son musicien allemand est pris dans cet ordre de la grandeur, repensé du dehors. L’Allemagne de Rolland est une par l’intelligence : une Allemagne de boursier d’études. Et la France aussi. Même les épisodes passionnés (il y a de très belles pages dans le Buisson ardent) sont pris dans un bain d’intelligence. Aucun des dix volumes de Jean-Christophe ne rend mieux ce ton de rive gauche que celui qui s’appelle la Foire sur la Place : tableau de l’intrigue parisienne vue de la Montagne Sainte-Geneviève, décrite, jugée et réprouvée du haut d’une