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très intéressants mémoires politiques qu’il en détacha sous un titre qui ne doit pas en éloigner les lecteurs : Congrès de Vérone. La plus grande partie des Mémoires d’outre-tombe est d’ailleurs politique. Ce n’est pas celle qui nous retient le plus. La lecture d’affilée de l’énorme monument est dure, et les justifications politiques d’un homme qui s’est trompé autant et plus que les autres, les portraits malveillants de ses adversaires, les longs récits d’intrigues dont les historiens seuls ont la clef, font que les derniers volumes, dans une bibliothèque de lecture, restent toujours moins froissés que les premiers.

Stylisations.
Mais de nombreuses pages, et tous les souvenirs de jeunesse et d’émigration apportent un charme inépuisable. Chateaubriand ne se trompait pas. Quand la génération sur laquelle avait agi René disparut, les Mémoires rendirent à la postérité un René nouveau, le vrai René. Car par les Mémoires, Chateaubriand a introduit dans la littérature une réalité nouvelle, et qui a eu des suites : l’homme stylisé. Stylisé d’abord par le style lui-même. Le mot de Buffon en serait renversé, l’homme c’est le style. Il y a là un mécanisme, ou si l’on veut un dynamisme autonome du style. Chateaubriand ne pense vraiment que la plume à la main, entraîné par le mouvement de sa phrase docile, comme un Murat n’est lui-même qu’à cheval. Mais d’autre part sa vie a été stylisée par le même élan, la même nature, que ses phrases et ses livres. Molé s’étonnait que l’opinion conspirât avec tant de complaisance et de fidélité à lui maintenir son masque, à l’accepter dans la belle figure extérieure qu’il se créait, et même quand il portait, comme dit Courier, ce masque à la main, à lui dire : « Monsieur de Chateaubriand, couvrez-vous ! »

Le style de Chateaubriand tient aux entrailles de la belle prose française. C’est le style de Massillon, laïcisé et naturalisé par Rousseau, puis imagé et coloré par Bernardin, et auquel, en le portant à la perfection, Chateaubriand ajoute l’expression créée, la courbe finale et l’image détachée.

Il a stylisé sa vie selon cette image et ce même mouvement. Il l’a pensée (plutôt que vécue, car il était, dans la pratique de la vie, simple, charmant, et il ne pontifiait pas) il l’a pensée et écrite avec la préoccupation de la rendre expres-