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tiendrait chez Rod, un jansénisme héréditaire semblerait le tenir chez Édouard Estaunié. Mais nous quittons ici le plan proprement religieux. Estaunié est devenu le romancier d’un mystère, d’un secret, d’une angoisse, d’une tragédie intérieure qui ne concernent plus une religion révélée. Le roman devient par lui un mythe au moyen duquel la vérité cachée de l’homme et des choses est opposée à leur apparence, à ce que nous les croyons être, à ce que nous nous croyons être. L’Ascension de M. Baslèvre (1921) et l’Appel de la Route (1923) sont excellemment nommés : roman de l’ascension d’un être mécanique et froid, d’un haut fonctionnaire, touché par la présence spirituelle d’une femme, roman d’un appel qui convoque obscurément pour une atroce tragédie une famille sérieuse de province. Il semble que l’effort de ces romans consiste à chercher un équivalent laïque à la grâce. Avec cela l’auteur qui nous apporte une telle impression de vie intérieure ne laisse pas l’impression (exception faite de deux romans plus ou moins autobiographiques de jeunesse, l’Empreinte et le Ferment) qu’il écrive des romans personnels.

Le Roman personnel.
Cependant le roman personnel a coulé à pleins bords à cette époque. C’est, au moins apparemment, la forme la plus facile du roman, puisqu’il consiste à se créer ou à se fabriquer un double, où il appartient au lecteur de démêler le factice et le vrai. Tout roman personnel occupe entre ce factice et ce vrai le plan qui lui est propre : il a son plan comme il a son style.

Le type de la vocation du roman personnel, on le trouvera par exemple chez Huysmans qui n’a jamais pu que romancer ses expériences en les déléguant à des sosies, Folantin ou Durtal. On trouverait chez Jules Renard un exemple aussi typique de cette vocation. Maintenant que nous possédons l’étonnant Journal, nous rattachons les romans de Renard à cette attention perpétuelle et maniaque de l’écrivain à lui-même, aux autres à travers lui-même.

On s’étonne que dans le Journal, Jules Renard ne parle jamais de Jules Vallès. Est-il gêné par l’existence de Vallès, que certainement il n’a pas imité, mais avec qui il partage une nature commune d’écrivain et d’homme. Le cas et le style de Poil de Carotte étaient déjà ceux de l’Enfant. Enfants